Éditions GOPE, 240 pages, 13x19 cm, 17.85 €, ISBN 978‐2‐9535538‐8‐8

lundi 3 décembre 2012

Coup de projecteur sur Tim Hallinan



Tim Hallinan est l'auteur d'une série de thrillers dont l'action se déroule à Bangkok. Les protagonistes en sont les membres d'une famille atypique composée de « Poke » Rafferty, un écrivain expatrié, de Rose, une ex-gogo dancer de Patpong, et de Miaow, une gamine des rues qu'ils ont adoptée, auxquels viendront s'ajouter au fil des épisodes une demi-sœur chinoise surdouée et un père improbable fauteur de troubles. Poke est souvent assisté de son meilleur ami, Arthit, un officier de la police royale thaïlandaise. Leon Hofstedler, l'archétype du pilier de bar bien informé, qui apparaît dans la nouvelle Hansum Man publiée dans Bangkok Noir, est un personnage très secondaire, mais récurrent.

Tim n'a pas besoin d'une débauche de violence, d'effets pyrotechniques, de fusillades ou d'horreurs en tous genres pour susciter de l'émotion chez le lecteur. Son talent consiste à créer des personnages attachants qui se retrouvent malgré eux confrontés à des ennemis impitoyables et qui essaient de s'en sortir du mieux qu'ils peuvent.

Hallinan a un style bien particulier qui le fait sortir du lot et si cette série ne se déroulait pas dans un lieu aussi lointain et méconnu que Bangkok, elle aurait déjà rejoint les best-sellers du polar.

La longue interview qui suit permettra de se faire une idée sur l'auteur, cette série et les méthodes utilisées par un écrivain.

Pour ceux qui n’aiment pas lire sur un écran, cette interview peut être téléchargée depuis le lien ci-contre « Interview de Tim Hallinan »



INTERVIEW

Quand j’ai lu The Fourth Watcher, il y a quelques scènes où l’action aurait pu être plus violente ou plus sanglante, mais au lieu de ça, la violence se passe hors-champ. Qu’est-ce qui vous a conduit à faire ce choix ?
C’est facile d’écrire des scènes de violence et je crois que c’est dangereux. La violence, c’est comme les feux d’artifice : cela en met plein la vue et cela fait un bruit pas possible, mais après, il ne reste rien. J’ai un très grand respect pour mes lecteurs, et je ne pense pas qu’il soit nécessaire de leur mettre un coup de poing en pleine figure pour les convaincre qu’il y a du danger. C’est beaucoup plus intéressant de créer une atmosphère de suspens, ou de distiller la peur, et la meilleure façon que je connaisse pour y arriver, c’est de porter tous mes efforts dans la création de personnages attachants et de les mettre dans des situations difficiles où ils risquent de perdre tout ce qui leur ait cher. Je crois qu’il est important de faire comprendre au lecteur que des choses horribles peuvent arriver (…) sans qu’il soit pour autant nécessaire de les décrire.

Pourquoi utilisez-vous le présent ?
J’aime l’impact immédiat qu’il procure, surtout dans les scènes d’action ou dans celles qui donnent libre cours aux émotions. Avec le passé, j’ai toujours un peu l’impression que la situation de crise est dénouée, que les personnages sont figés, alors qu’avec le présent, le lecteur vit la crise et ses rebondissements en même temps que les personnages.

Bâtissez-vous toute l’intrigue à l’avance ou vous vient-elle au fur et à mesure que vous progressez ?
Je ne sais pas faire de plan à l’avance. J’écris comme ça me vient.
On m’a souvent demandé comment je pouvais écrire des livres avec une intrigue si compliquée et avec plusieurs histoires dans l’histoire sans faire de plan à l’avance, et la réponse est que je n’en sais rien. J’écris comme ça me vient, en ne doutant pas que toutes ses histoires vont bien finir par s’imbriquer les unes dans les autres, sinon pourquoi me viendraient-elles à l’esprit ? De plus, il va de soi qu’à la fin je dois vérifier la cohérence de l’ensemble, et s’il y a des parties qui rallongent inutilement le texte, ce n’est pas une catastrophe. La touche « Suppr » des ordinateurs sert à ça.

Comment construisez-vous vos livres ?
Je ne sais jamais trop comment le livre va finir quand je le commence.
En effet, et je laisse les personnages me raconter l’histoire. […] Quelqu’un a dit que la fiction, c’est se raconter des histoires et c’est comme cela que je travaille. Quand je commence, je ne veux pas connaître la fin. Je veux être captivé par l’histoire, par ses rebondissements et coups de théâtre.
Cette méthode me facilite le démarrage. Tout ce que j’ai à écrire c’est : « il était une fois, dans un pays parsemé de rochers, une princesse hémophile… » À partir de là, je peux imaginer n’importe quoi.

Vous est-il déjà arrivé de commencer un roman puis de partir dans une autre direction, de modifier l’intrigue ?
Oui, plusieurs fois et toute personne qui écrit comme moi, a tout le temps de nouvelles idées. D’ailleurs, je suis toujours tenté de suivre ces idées du jour et celles qui avaient à l’origine stimulé mon imagination deviennent vite périmées.
J’ai dû apprendre à ne pas céder à cette tentation à chaque fois qu’elle se présente. Des idées paraissent parfois intéressantes juste parce qu’elles sont nouvelles. D’autres améliorent ce que j’étais en train d’écrire.
Une nouvelle idée peut surgir parce que je suis fatigué de celle que j’essaie de développer, elle peut offrir de meilleure perspective pour mon récit. J’ai dû apprendre à faire le tri.

Pouvez-vous nous expliquer en quoi l’écriture diffère de l’édition ?
Écrire c’est gérer mes rêveries pendant un an. Il faut la diriger, s’assurer qu’il y a un bon début, un milieu convaincant et une fin qui soit logique. Par logique, je veux dire que la fin doit être cohérente avec le début et que je suis content de ce qui est arrivé à mes personnages.
L’édition, c’est reconsidérer ce que vous avez fait et comment vous l’avez fait. Pouvez-vous rendre cette image un peu plus saisissante ? Est-ce que scène d’action n’est pas un peu trop longue ? Depuis combien de temps un homme a-t-il franchi la porte un révolver à la main ?

Entre écrire et éditer, que préférez-vous ?
William Faulkner disait qu’il écrivait ivre et éditait alors qu’il avait la gueule de bois. Je crois qu’il est important de ne pas trop donner de pouvoir à votre autocritique lorsque vous écrivez. L’autocritique est probablement la raison pour laquelle Faulkner écrivait ivre, tout comme Chandler. Il faut l’ignorer lorsqu’on écrit, mais pas lorsqu’on édite. Je dirais qu’il faut écrire à chaud et éditer la tête froide.

Votre écriture est élégante et sobre, et vous utilisez des images qui ne sont pas sans rappeler celles de Chandler, mais sans les mettre autant en avant (« Il se tenait immobile comme un photographe » ; « Une demi-douzaine d’émotions parcoururent son visage, mais celle qui l’emporta fut le désespoir »). Quelles ont été vos principales influences, et comment chacune d’entre elles affecte votre travail ?
Merci pour « l’élégance et la sobriété », je pourrais entendre ce genre de compliment toute la journée…
En effet, j’admire Raymond Chandler et mes premiers livres auraient vraiment ressemblé aux siens si j’avais été un meilleur écrivain. Pour ce qui est des thrillers ou des polars, j’aime beaucoup T. Jefferson Parker, Michael Gruber, John Shannon, Sue Grafton, Thomas Perry, Edward Wright, John Sandford, Colin Cotterill, entre autres, mais c’est bien Chandler qui m’a le plus influencé. Parmi les écrivains que j’apprécie mais qui ne m’influencent pas, il y a William Gaddis, William Gibson, Anthony Trollope, Maxine Hong Kingston, Graham Greene, Haruki Murakami, W. Somerset Maugham, plus trente à quarante autres. J’aimerais pouvoir écrire comme eux, mais je suis suffisamment avisé pour ne même pas essayer.

En ce qui concerne cette question rebattue sur l’intrigue, pour laquelle certains vont privilégier l’action alors que d'autres préféreront la psychologie des personnages, quel type pensez-vous être le plus adapté à un thriller et lequel préférez-vous ? Et pourquoi ?
Tout tourne autour des personnages. L’action, c’est que font ces personnages. Je lis pour faire la connaissance de personnages et s’ils m’intéressent, je lis leurs aventures. S’ils ne m’intéressent pas, leurs faits et gestes ne m’intéressent pas.

Quelle méthode utilisez-vous pour « connaître » vos personnages, avant et pendant que vous écrivez ?
Je ne prépare rien en avance. J’apprends à les connaître au fur et à mesure que j’écris sur eux. Je tourne autour du pot avec les premiers 10 000-15 000 mots, et je tourne jusqu’à ce que je converge vers un résultat, je sais alors sur quoi je vais écrire, quels seront les personnages principaux. Ensuite, je balance à peu près tout et je recommence. Au fur et à mesure que de nouveaux personnages apparaissent (et ils ne s’en privent pas !), je me contente de les écouter et de les observer pour bien les connaître et m’assurer qu’ils ne ressemblent pas à d’autres personnages du livre. D’une manière générale, je laisse les personnages émerger, prendre corps et évoluer dans l’histoire.
Bon, en fait, ce que je viens de dire n’est pas tout à fait vrai. 
Dans les années quatre-vingt-dix, j’ai terminé un premier roman et trois semaines plus tard, mon éditeur me faisait un contrat pour une série d’au total trois livres. Et je me suis retrouvé à écrire ces livres en bataillant avec les mauvais choix faits dans le premier. Quand j’ai eu l’idée de la série des Poke Rafferty, j’ai écrit un roman, Bangkok Tango, juste pour m’assurer que je savais sur qui j’écrirai et quelles seraient les relations entre les personnages. Le roman suivant, A Nail Throught the Heart, fut celui que je soumis à un éditeur. Cela fit une différence énorme d’avoir déjà écrit au préalable 100 000 mots sur Poke, Rose, son épouse, et Miaow, leur fille adoptive.

Dans Breathing Water, l’un des personnages principaux meurt. Était-ce planifié de longue date ? Ou cela est-il arrivé comme ça ?
Je savais que je ferai disparaître ce personnage quand j’ai commencé ce livre, en fait même depuis que j’ai commencé la série. Un autre personnage subira le même sort à l’avenir.
Je n’exclus rien, tout est possible, comme dans la vraie vie. Ce n’est pas un conte de fées, ni un monde parfait où tous les gens que nous aimons vont toujours bien.
Le plus dur, et ce à quoi je m’ingénie, c’est comment mettre en place le décès de ce personnage de façon à ce qu’on puisse lire les romans de la série dans le désordre.
Je marche sur des œufs. Je ne veux pas ennuyer les lecteurs, prendre le risque de les perdre. D’un autre côté, le monde que je décris est authentique et vivant, ce qui est incompatible avec toute sorte de contrôle.
Rafferty se met dans le pétrin et je ne sais pas comment l’aider. Et, soudainement, un nouveau personnage attire son attention en tirant le bas de sa chemise. Je ne savais pas qu’elle apparaîtrait dans l’histoire, et pourtant, elle est bel et bien là, surgissant de nulle part.
Elle va devenir importante pour l’histoire. J’écrivais aussi vite que possible. Je ne contrôlais plus la situation.

C’est intéressant. Comment expliquez-vous cela ?
Un ami, « Robb » Royer, m’a une fois suggéré une très belle métaphore pour ce genre d’apparition spontanée. Royer est un auteur-compositeur et un musicien, il a été membre de Bread, un groupe de folk rock des années soixante-dix.
Il prétend que, lorsqu’il écrit, il n’est pas un architecte mais un archéologue. Il ne construit pas quelque chose de nouveau, mais il révèle petit à petit ce qui existe.

C’est en effet une belle métaphore.
Oui. J’ai parfois l’impression que le monde dans laquelle cette série se déroule est complet et qu’il s’y passe même des choses quand je suis occupé à autre chose. Mon travail consiste à révéler ce monde, avec suffisamment de tact pour ne pas l’endommager ou le déformer.
Il se passe toujours quelque chose dans ce monde, ou au sujet de ce monde. Comme je vous l’ai dit, écrire est un exercice d’équilibriste, qui demande une foi inébranlable. Vous devez avoir foi en l’existence de l’histoire, en votre capacité à la trouver et à la raconter.
Je découvre un monde nouveau ou un nouvel aspect de ce monde avec chaque livre. Oui, je dis bien « je découvre », pas « je crée ». Je rends un témoignage sur ce monde.
Je vois les événements se dérouler au fur et à mesure que j’écris, je ne suis qu’un témoin. Dans l’une des scènes de l’un des romans, Rafferty est percuté par une voiture alors qu’il pourchasse quelqu’un à pied. Il est devant l’immeuble dans lequel se cache le fuyard. Son coude lui fait mal, très mal, il est peut-être brisé. Que va-t-il faire ? Je n’en ai aucune idée !
Alors qu’il est en train de panser sa blessure, là dans la rue, une gamine, tire le bas de sa chemise. Surpris, Rafferty fait volte-face et fait tomber la petite fille ; elle se foule une cheville. Je vois tout ça arriver.
Je sais que cela semble fou, mais de nombreux écrivains ont cette même approche de leur travail. Nous sommes des reporters, des archéologues. Quand nous donnons un sens à ce que nous voyons, nous devenons des sociologues.

Y a-t-il eu des réactions locales à vos romans ? Qu’est-ce que les critiques thaïlandais pensent de vos livres par exemple ?
Mes livres sont vendus en Thaïlande, mais seulement en anglais. Les lecteurs qui sont sur place, des expatriés pour la plupart, semblent les apprécier et disent que la ville est représentée de façon exacte.

Pour changer de sujet, parlons de votre source d’inspiration pour vos personnages Poke Rafferty, Rose et Miaow.
J’étais à Bangkok la nuit du nouvel an 2001 et je l’ai passée à sillonner la ville. Je suis sorti de mon hôtel à environ 23 H et j’ai marché jusqu’à ce que je trouve un Starbucks le lendemain matin à 9 H.
Je me suis écarté des sentiers battus et je me suis retrouvé dans des faubourgs de Bangkok qui ont ce cachet propre aux petits villages. Les gens qui habitent ces quartiers déshérités viennent de petits villages, et ces hommes, ces femmes, ces familles se connaissent pour certaines depuis plusieurs générations.
Tous m’ont invité, moi le Farang, à leur fête. Les Thaïlandais sont sans aucun doute les gens les plus doux et les plus généreux du monde. Je me suis fait la remarque que personne n’écrit jamais au sujet de leur générosité. Que personne n’écrit jamais rien qui sorte du cadre de la vision du pays qui a été préfabriquée pour impressionner les touristes.
Tandis que je marchais, une idée me vint. Quelques minutes plus tard, je voyais comment en faire un livre. Le protagoniste serait un voyageur et un écrivain.
Il écrirait des livres de voyage pour aventuriers. Il s’attacherait à éviter les lieux les plus en vue et les pièges à touristes. Il aurait ce qui manque à de nombreux écrivains : un regard différent.
J’imaginais qu’il avait déjà été publié, qu’il avait été aux Philippines et en Indonésie. Pourtant, la Thaïlande fut une surprise, tout comme pour moi.
À 9 H, au Starbucks, je savais que le protagoniste aurait une femme, Rose, une ancienne fille de bar, qu’ils adopteraient une gamine des rues. J’aime écrire dans les cafés et Miaow, la gosse des rues, est inspirée d’une petite fille qui était venue s’asseoir à mes côtés alors que j’écrivais.
J’aime l’ambiguïté de Poke et de Bangkok. J’aime le paysage moral qui est encore plus équivoque. À Bangkok, l’enjeu pour les hommes et les femmes, ce sont les besoins de première nécessité, pas le luxe et le superflu.

Votre affection pour la Thaïlande et ses habitants est évidente, pourtant vous n'hésitez pas à en explorer les zones les plus sombres et à les décrire. Je crois que vous avez aussi beaucoup voyagé en Asie. Comment en êtes-vous venu à choisir la Thaïlande comme cadre de vos romans ?
En fait, mon intérêt pour la Thaïlande ne date pas d'aujourd'hui et j'ai souhaité écrire au sujet de ce pays pendant les seize années où j'ai y séjourné régulièrement, mais j’avais des réticences parce que :
- je n’étais pas vraiment sûr de comprendre la culture locale ;
- je ne parlais pas le thaï suffisamment bien pour savoir si les Thaïlandais tiennent le même discours lorsqu’ils sont entre eux ou en présence d'étrangers.

Pour commencer, pourriez-vous nous décrire votre relation avec Bangkok ? Comment en êtes-vous venu à y vivre et à vous intéresser ? Et si vous n’êtes pas résident permanent, y séjournez-vous régulièrement ?
La première fois où je suis allé à Bangkok, en février 1981, ce fut par accident. J’étais au Japon, j’accompagnais l'Orchestre philharmonique de Los Angeles dans la première tournée qu’un orchestre symphonique occidental a fait dans ce pays ; je filmais un documentaire pour une chaîne de télévision publique et j’avais décidé de prendre deux semaines de vacances. J’avais l’intention d’aller aux sources thermales d’Hokkaïdo, dans le Nord du Japon, et de m’immerger jusqu’aux narines dans l’eau chaude tout en regardant la neige tomber, puis de lire un grand classique la littérature nippone, Le dit du Genji.
J’ai commis l’erreur d’en parler autour de moi, et un petit groupe de musiciens ont trouvé cette idée géniale et se sont précipités à la librairie Kinokuniya de Tokyo pour y acheter leur exemplaire du livre en question. J’aimais bien ces types, mais j’avais été avec eux pendant trop longtemps déjà, et j’avais besoin d’un peu de solitude. Alors, j’ai appelé mon agence de voyage et je leur ai demandé de me faire une réservation dans n’importe quel pays d’Asie qui ne nécessitait pas l’obtention préalable d’un visa. À cette époque, cela voulait dire Taïwan, la Thaïlande et les Philippines. J’avais tourné un très mauvais film aux Philippines et je ne voulais pas y retourner ; Taïwan ne m’intéressait pas, alors j’ai pris un vol pour Bangkok. Quand je suis sorti de l’avion, engoncé dans une doudoune et emmitouflé dans une écharpe, je me suis retrouvé par 34°C face à des officiers du service d’immigration morts de rire.
De tous les endroits où j’avais été, c’était la première fois que je voyais des types de l’immigration rire. J’ai pensé que c’était un bon présage, et cela s’est révélé vrai.

Qu’est-ce qui rend Bangkok unique et en fait un cadre idéal pour vos livres ?
C’est vraiment deux questions différentes. La chose la plus remarquable au sujet de Bangkok, c’est que c’est la grande ville la plus gaie du monde. Bangkok est plus grande que New York et plus gaie que le village des Schtroumpfs. Le peuple thaï est le plus accueillant au monde, même encore maintenant que les étrangers ne sont plus la nouveauté qu’ils étaient en 1981, époque où les serveurs s’asseyaient volontiers à ma table pour pratiquer leur anglais (ils ne voulaient pas croire pas que j’avais envie de manger seul, les Thaïlandais ne faisant jamais rien seuls sauf s’ils n’ont vraiment pas le choix. Certains voulaient juste me tenir compagnie).
Mais au-delà de la bonne humeur, Bangkok est une ville pleine de contraste. Elle est d’une pauvreté à fendre le cœur et d’une richesse à vous couper le souffle. Elle est charnelle, avec plus de quartiers chauds que n’importe quel autre endroit qui me vient à l’esprit, et profondément spirituelle avec de nombreux grands temples et de petits autels dans chaque rue (presque tous les taxis ont une représentation de l’esprit du Bouddha peinte au plafond, au-dessus du conducteur). Vous pouvez marcher le long d’une avenue à grande circulation et trouver dans une ruelle latérale une enfilade de petits ateliers à ciel ouvert où des types martèlent de petites plaques d’or jusqu’à les transformer en fines feuilles, à l’intention des dévots qui les plaqueront sur les statues de Bouddha. Tous les Bouddhas des grands temples sont dorés, même leur dos, que personne ne voit pourtant ; les Thaïlandais disent « dorer le dos du Bouddha » lorsqu’ils font une bonne action en secret.
Enfin, Bangkok est, comme l’a dit Maugham au sujet de Monaco, « un endroit ensoleillé pour des gens qui veulent vivre à l’ombre ». C’est l’un de ces lieux où la moralité est attaquée de partout et qui attire toutes sortes de gens louches. Parmi les expatriés, on trouve un nombre stupéfiant d’escrocs, d’espions à la retraite, d’obsédés sexuels, des gens qui cherchent le Nirvana, l’adepte de la méditation en sandale achetée au Népal et le camé au Black tar achetée à Goa. Tous se côtoient dans ce bouillon de culture.
Bangkok était prédestinée à devenir un personnage. Je dis souvent que les histoires que je raconte dans mes livres (chacun d’entre eux contient trois ou quatre histoires imbriquées l’une dans l’autre) n’auraient pas pu arriver ailleurs – ou alors, elles auraient été différentes. J’élabore l’intrigue en tenant compte des particularités de Bangkok. Je sais où nous sommes à chaque page, et je donne toujours au lecteur un aperçu des lieux – pas uniquement visuel, je mentionne les odeurs, les bruits, les gens, tout ce qui peut venir renforcer la scène.
La citation que je préfère sur la façon dont j’utilise la ville comme cadre a été faite par Ken Bruen, suite à la lecture de The Queen of Patpong : « John Burdett écrit au sujet de Bangkok, Tim Hallinan est… Bangkok. »
Je suis conscient d’être un outsider à Bangkok ou au Cambodge. Toutefois, leurs habitants sont des gens généreux, ils font de leur mieux pour que vous puissiez entrer dans leur monde.

La famille de Rafferty est présente dans chaque roman, mais elle est vraiment mise en avant, et elle est même le sujet de The Queen of Patpong. Comment s’est fondée cette famille?
Cela me surprend toujours quand je me rends compte que j’ai commencé avec l’idée d’écrire une série de thrillers pour finir par raconter l’histoire d’une famille. Désormais ses membres sont les personnages les plus importants pour moi. À chaque nouveau roman, quand je décris pour la première fois cette famille de trois personnes qui vaquent à leurs occupations dans ce living-room, avec sa fenêtre coulissante, son canapé et le pouf en cuir blanc, j’ai un pincement de cœur, le même que j’éprouve lorsque j’entre dans mon living-room après plusieurs mois d’absence.
Ensuite, je savais que je ne voulais pas que Poke soit solitaire. Je ne vois aucune raison pour laquelle les protagonistes de thrillers devraient être systématiquement esseulés. En plus, comme je ne suis pas Thaïlandais, et que je ne le serai jamais, je sais qu’il y a des tas de trucs que je ne comprends au sujet de la Thaïlande et de la vie ici, et je voulais mettre en relief le fait que Poke est un outsider tout en lui donnant une bonne raison de mieux connaître ce pays. Il aime Rose et Miaow, et il doit comprendre leur monde s’il veut trouver sa place et vivre avec elles. C’est l’idée prédominante de A Nail Through the Heart et elle est illustrée quand Rose décline sa demande en mariage, en partie parce qu’il ne comprend pas à quel point ce serait catastrophique pour elle si elle se trompait.
Cela m’intéresse d’écrire au sujet d’une famille, parce que cela me permet d’évoquer en pointillé ma relation avec mon épouse et aussi parce que je n’ai jamais été père, alors que Poke, lui, a une petite fille, Miaow. La chose la plus étrange dans tout ça, c’est que Miaow est le membre de la famille pour lequel j’ai le plus de facilité à écrire alors que je n’ai même pas de sœur ! Quelque part au fond de moi, il y a une Thaïlandaise préadolescente qui essaie de se manifester (que de temps en temps, heureusement).

Comment intégrez-vous les lieux dans vos récits ? Y portez-vous une attention particulière pour certaines scènes ou est-ce plutôt un arrière-plan pour vous ?
C’est une question intéressante, parce que je pense que le cadre est inutile s’il ne reflète pas les personnages ou si les personnages ne s’y reflètent pas. Nous le voyons à travers leurs yeux, comme nous voyons leur impatience, leur peur, leur appréciation de la situation ou quoique la ville leur inspire à ce moment-là. Les décors qui ressemblent à un tableau, comme les panneaux utilisés au théâtre ne me sont d’aucune utilité. Je veux que le lecteur sente que je sais de quoi je parle, je veux qu’il voie ce qu’il y a de l’autre côté de la vitrine, dans le quartier d’à côté – et qu’il ait vraiment l’impression que je peux les emmener là-bas. Tout tourne autour de Bangkok dans cette série. Poke Rafferty, un écrivain-voyageur américain, en est le protagoniste et sa femme thaïlandaise, Rose, et leur fille adoptive, une orpheline des rues nommée Miaow, sont les personnages féminins, mais Bangkok plane toujours au-dessus d’eux. Et, bien sûr, elles en sont de purs produits. 

Comment Poke se comporte-t-il dans cet environnement ? Est-il originaire de cette ville ou plutôt une pièce rapportée ? Est-il un habitant récalcitrant ou enthousiaste ? La voit-il de façon cynique ou lui donne-t-elle la pêche ? Et réciproquement, comment ce cadre affecte-t-il votre personnage principal ?
Quand Poke arrive à Bangkok, avant l’époque à laquelle se déroule le premier roman de la série, A Nail Through The Heart, il vient écrire un nouveau livre d’une série de guides de voyage pour les gens qui cherchent à se mettre dans des situations périlleuses. Il […] débarque à Bangkok avec l’idée de voir ce qui s’y passe, de pondre un livre et de recommencer ailleurs. Mais Bangkok l’éblouit, tout comme cela m’est arrivé, et il tombe amoureux de cette ville. Ensuite, il tombe amoureux de Rose, une ancienne danseuse qui a exercé dans le tristement célèbre quartier de Patpong, puis il rencontre Miaow, une petite orpheline de 7-8 ans qui vit dans la rue, et il l’adopte. Dans A Nail Through the Heart, Poke vit avec Rose […] et Miaow.
Puis Rafferty réalise qu’il avait considéré toutes ces autres sociétés comme si elles étaient derrière la vitrine épaisse d’un grand magasin et que s’il veut être heureux, s’il veut fonder cette famille à laquelle il tient tant (à condition de rester en vie suffisamment longtemps), alors il allait devoir passer de l’autre côté de cette vitrine. […]

Poke Rafferty est un Farang, un étranger vivant en Thaïlande. Vous considérez-vous vous-même comme un Farang, en Thaïlande et au Cambodge ?
[…] Je ne me berce pas d’illusions. Je ne crois pas être de l’autre côté de la vitrine en Thaïlande. Je crois pourtant en savoir plus au sujet de ce pays qu’un touriste ou que quelqu’un qui croit tout ce qu’il voit sans réaliser que c’est juste un spectacle pour en mettre plein la vue.
J’aime l’ambiguïté de Poke et de Bangkok. J’aime le paysage moral qui est encore plus équivoque. À Bangkok, l’enjeu pour les hommes et les femmes, ce sont les besoins de première nécessité, pas le luxe et le superflu. […]

jeudi 8 novembre 2012

Canicule mortelle, Collin Piprell


Collin Piprell, qui réside en Thaïlande depuis presque trois décennies, est une figure de la scène littéraire bangkokoise.
Après avoir longtemps collaboré à toutes sortes de magazines, il se consacre entièrement à l’écriture et s’essaie actuellement au roman d’anticipation.
On lui doit :
  • En fiction, Kicking Dogs, Bangkok Knights et Yawn, des thrillers humoristiques qui mettent en scène les péripéties d’expatriés, à Bangkok. Les deux premiers ont fait sa renommée et ont été réédités plusieurs fois.
  • En non-fiction, Bangkok Old Hand, un recueil d’essais sur la culture thaïe. Piprell a aussi collaboré à plusieurs beaux livres où son intérêt pour la plongée et la protection de  la nature transparaît : Diving in Thailand, National Parks of Thailand, Thailand’s Coral Reefs, Thailand: The Kingdom Beneath the Sea.

Piprell est surtout connu pour un humour qui souvent frise le cynisme – dans une interview, il a déclaré que « le rire était notre seule défense contre un sort absurde et cruel » –, une imagination qui lui fait inventer des situations originales complètement ubuesques, un talent avéré pour camper des personnages hauts en couleur et en sens de la repartie qu’il exploite dans de truculents dialogues.
Pourtant, il lui arrive de changer de ton, comme dans Snapshots (une nouvelle du recueil Bangkok Knights) ou comme dans Canicule mortelle. Alors, il nous donne froid dans le dos et l’éventuel doute quant au fait que la Thaïlande a des côtés obscurs devient une certitude.

http://gunman.police.go.th/
« La saison de la chasse à l’homme » désigne en argot thaï la période qui précède les élections  pendant laquelle des hommes de main et autres gros bras intimident des candidats potentiels ou éliminent des rivaux. Les élections de l'année dernière n'ont pas dérogé à la coutume. La Police royale thaïlandaise avait même offert une prime de 100 000 bahts en numéraire pour toute information permettant l'arrestation d’un des 112 tueurs à gages répertoriés. La police avait également distribué dans tout le pays des posters montrant les portraits de ces personnes.

Le général de police Aswin Kwanmuang avait été commandité par l'ancien vice-premier ministre Suthep Thaugsuban pour garder l'œil sur les assassins professionnels disséminés dans tout le pays. À la tête d'une équipe composée d'une soixantaine d'enquêteurs, le général a déclaré au quotidien The Nation : « Suthep m'a demandé de surveiller les tueurs à gages et les forces de l'ombre jusqu'à la veille du scrutin. »

Le revoilà, ce terme de « forces de l'ombre » qui avec d’autres euphémismes comme « main invisible » n'apparaissant que trop souvent dans les journaux locaux, faute de pouvoir être plus précis.
L'une de ses « mains invisibles », issu de la frange de la société, est campé dans Canicule Mortelle par Collin Piprell.
L’auteur redonne une dimension humaine au personnage du tueur à gages. Pour Chaï, un vaincu plus qu’un vainqueur, tuer est juste un boulot qui paie mieux que celui d'homme à tout faire. Comme n'importe quel prolo, son horizon à la fin de sa journée de travail, c'est une bière fraîche et un flirt avec jolie jeune femme.

Pratunam District © Lee Roberts
www.flickr.com/photos/flintman45
Extrait :

En dessous, le flot de la circulation se fige alors que le feu passe au rouge ; le chien se retourne et surveille Chaï qui descend lestement la passerelle en faisant claquer ses sandales sur les marches métalliques. Ek lui jette un regard interrogateur, et Chaï lui fait un salut discret avant de s’allumer une cigarette, une des Marlboro que son coéquipier lui a données un peu plus tôt. Il se mire ensuite dans les glaces teintées d’une Toyota Crown qui s’arrête. Il aime ses lunettes fumées. Des Polaroïd contrefaites, en tous points similaires aux originales, mais bien moins chères. Il les enlève et les accroche au col de son T-shirt. Cet après-midi, à cet instant précis, il a envie de voir la ville en direct, sans le bouclier de ses Polaroïd. Est-ce la chaleur ? Parce qu’on dirait que les couleurs sont plus vives aujourd’hui. Plus chaudes et plus éclatantes. Plus vraies. Surtout sans ces verres fumés. Malgré la pollution et les gaz d’échappement, tout est très clair. Chaï arbore un nouveau T-shirt, avec « CHEVY CHASE » écrit dessus. Chaï ne connaît pas l’anglais, mais le vendeur lui a expliqué qu’il s’agissait d’une marque de voiture américaine. C’est celle-là qu’il aura un jour, se dit-il, admirant le logo sur sa poitrine. Oui. Une Chevy Chase. Il aimerait bien en toucher un mot à Ek, quand ils auront fini.
La Toyota Crown s’éloigne. Les moteurs regimbent puis vrombissent à l'intersection, alors que les files interminables de véhicules aux carrosseries rouges, jaunes ou bleues bien lustrées se figent puis se remettent en mouvement. Toutes les couleurs de l’univers. Des teintes splendides multipliées et réverbérées par les chromes et le verre. Un gros bus climatisé passe, tout entier peint pour ressembler au nouvel iPhone, son écran géant, fenêtre sur un monde de gens heureux.
L’an dernier, ce quartier était une mer de rouge. Des che-mises rouges, des bandeaux rouges, des bannières rouges, des pick-up rouges et, finalement, le sang dans la rue.  Même Chaï était venu avec son T-shirt rouge « Singha Beer » et la veste rougeâtre de moto-taxi de son frère. Il a été payé pour chaque jour de présence. Pas beaucoup, mais on lui a dit qu’ils allaient faire tomber le gouvernement, qu’ensuite il y aurait bien plus d’argent pour tout le monde et que l’ancien Premier ministre allait revenir et rétablir la vraie démocratie. « Naï Yaï », le manitou en question, était l’homme le plus riche de la Thaïlande, peut-être même de la planète entière. Alors, tout tournerait rond de nouveau, tout le monde le disait. Chaï les a crus et il essaie toujours. Comme il essaie de se rappeler cette époque où tout allait bien.

© Collin Piprell, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française


Coup de projecteur sur le traducteur :

Antoine Hudon
Ses six mois en tant que propriétaire d’un go-go bar à Pattaya ont permis à Antoine de contribuer à la sagesse universelle sous la forme d’un roman sur sa douteuse expérience (Daughter of Isaan, Bangkok Books).
Assagi, il est revenu à Montréal pour se consacrer de nouveau à l’immobilier ; il rêve de rechute.

jeudi 18 octobre 2012

Bras de fer autour d’une glacière, Eric Stone


Eric Stone est un ancien journaliste, basé en Asie du Sud-Est pendant les années 90, qui a dû s’autocensurer sur un certain nombre de sujets sensibles. Désormais de retour à Los Angeles où il se consacre à plein temps à l’écriture, il reprend les thèmes qu’il n’avait pu développer et réutilise les informations qu’il avait glanées à l’époque. Ces éléments servent de trame à la série des Ray Sharp, des romans noirs voire hardboiled :

  • The Living Room of the Dead – réseau mafieux de prostitution russe à Hong Kong et à Macau ;
  • Grave Imports – trafic d’œuvres d’art volées sur les sites archéologiques du Cambodge ;
  • Flight of the Hornbill – basé sur le scandale financier de la mine d'or de Bre-X Busang (http://fr.wikipedia.org/wiki/Mine_d%27or_de_Bre-X_Busang) ;
  • Shanghaied – Hong Kong vient d’être rétrocédée à la Chine et c’est le début d’une compétition féroce avec Shanghai. Ces deux villes seront le théâtre de trafics en tous genres.

Malgré des critiques positives émanant d’écrivains (de thrillers) reconnus comme John Farris, Allan Folsom, Ed Gorman, T. Jefferson Parker , John Burdett, Timothy Hallinan, Colin Cotterill, de chroniqueurs spécialisés et de lecteurs, Eric Stone n’a pas encore percé. Son éditeur est une petite structure et Eric Stone s’investit énormément auprès des librairies indépendantes de Californie pour se faire connaître.

Affiche du film My Best Bodyguard
Ray est un journaliste anglophone en poste à Bangkok. Sa spécialité : la finance. Cet homme, empêtré dans la routine des interviews de golden boys et autres banquiers, a un péché mignon : le poisson au curry vert de Plaa, une marchande ambulante.
Un beau jour, Plaa est victime d’une mystérieuse agression et sa glacière contenant la précieuse cargaison de poisson au curry vert est dérobée.
Quel est donc le lien entre ce vol et le Big Shrimp, grand restaurant qui vient d’ouvrir et dont la propriétaire est la mystérieuse Mme Preecha, femme d’un général, proche du pouvoir ?
Justice doit être faite et Ray se retrouve alors entraîné dans le combat inégal de David contre Goliath, de Plaa contre Mme Preecha où tous les rouages de la solidarité, de l’intelligence et de la psychologie s’actionnent pour infléchir la loi du plus fort.
Qui sortira vainqueur de ce combat inégal ? La timide Plaa dont la seule possession est une glacière emplie de poisson au curry vert, recette de famille dont l’élaboration doit rester secrète ou l’inquiétante Mme Preecha, forte de son argent et de ses relations politiques ?
Le pot de terre contre le pot de fer…

Extrait :

Et ce n’est pas le colosse, posté devant la porte du bureau, qui va dissiper ce sentiment de malaise. Il est plus grand que moi, il est donc vraiment grand pour un Thaïlandais. Et costaud en plus, sans un gramme de gras. Son visage est marqué par de nombreuses cicatrices et son nez a été suffisamment cassé pour que je puisse en conclure que ce gars ne rechigne pas à la baston. Toutefois, le plus flippant chez ce mec, c’est son costume : noir, épais, en laine, boutonné… Le hall n’a pas de clim et ce mec ne sue pas. Rien. Pas une goutte.
Moi, je suis en nage, comme d’habitude à Bangkok. Je pourrais lui parler toute la journée, car il semble évident qu’il ne réagira à aucune de mes paroles.
Cho me rejoint et fait l’interprète : toujours aucune réaction de la part de l’armoire à glace. Ça me démange de claquer des doigts juste devant son visage, mais j’ai bien peur qu’il ne me casse en deux. Donc, je m’abstiens.
Je recule et murmure à l’oreille de Plaa, qui était restée à distance :
« C’est un des gars qui t’a agressée ? »
Elle secoue la tête. Non. De toute façon, ça n’a aucun sens. À quoi bon se servir d’un tel colosse pour une agression aussi mineure ? Dans le coin, il y a plein de jeunes aux dents longues qu’une femme friquée peut engager pour ce genre de travail.
En tout cas, on n’arrivera à rien même si on trouve qui a fait le coup. Il nous faut parler à la patronne. Et elle est là, de l’autre côté de la porte. Reste à passer le cerbère…
Elle sait que nous sommes là. Il y a une caméra de sécurité au-dessus de la porte.

© Eric Stone, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française


Petit clin d’œil gastronomique :

Les détectives des éditions GOPE ont retrouvé Mme Plaa et l’ont photographiée en train de préparer sa spécialité, le hor mok (ห่อหมก) !
www.flickr.com/photos/vivitawin/5383591366 © Vivitawin Krerngkamjornkij
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© Vivitawin Krerngkamjornkij
Creative Commons © Papa November

jeudi 20 septembre 2012

L’épée, Vasit Dejkunjorn


Le général de police Vasit Dejkunjorn (1929 - ) s’est illustré au cours d’une longue et prolifique carrière en tant qu’officier de police, écrivain et éditorialiste. Il a été décoré de nombreuses fois, aussi bien pour les services rendus au Royaume qu’en tant qu’écrivain. Il est ainsi Grand Officier de l’ordre de l’Éléphant blanc, probablement la plus prestigieuse des décorations thaïlandaises.

Ses prises de position franchement pro-royalistes et très conservatrices, notamment dans les organes du groupe de presse Matichon, où il officie en tant que membre consultatif du comité de rédaction, lui ont valu des critiques.


Vasit Dejkunjorn a écrit The Sword en anglais, un exercice auquel il ne s’était pas livré depuis les années cinquante, lors de la rédaction du mémoire de fin d’études de MBA (université de New York). L’épée est la première traduction en français d’un texte de cet auteur, qui a été traduit par ailleurs en anglais et en japonais.

© electricnerve
www.flickr.com/photos/electricnerve/270410903/in/set-72157594307130682

Ces figurines que l’on trouve en vente en Thaïlande sont, au –delà de leur aspect sanouk, quelque peu ambiguës : représentent-elles l’archétype du duo de flics constitué du bon et du méchant ? Le bon étant supposé recueillir les aveux que le méchant n’aurait pas pu obtenir par la force . Ou représentent-elles les deux visages d’une police qui sous son air souriant et débonnaire cache un corps où l’amertume côtoie la corruption ? Dans L’épée, Vasit Dejkunjorn nous donne sa version.


Extrait :

Yuddha feuilletait le procès-verbal d’enquête, tout en faisant semblant de le lire. Quelques pages plus tard, il leva les yeux du document et dit à l’homme d'affaires :
« On dirait que votre chauffeur roulait un peu vite.
— Vite ?
Sia Preeda et son employé étaient manifestement choqués.
Nous nous approchions d'une intersection très fréquentée. Le trafic était…
— J’ai conscience de l’état du trafic.
Le commissaire avait élevé la voix et son ton était glacial.
Il y avait des embouteillages, certes, mais vous rouliez au-dessus de la limitation de vitesse, comme le montrent les mar-ques de dérapage. À propos, qui conduisait vraiment la voiture au moment de l’accident ?
— Qui ? Sia Preeda répéta ce mot, sans en croire ses oreilles : Qu’entendez-vous par “ qui ” ?
— C’est moi qui conduisais, monsieur, offrit le chauffeur, docile.
— Ça reste à voir, rétorqua le colonel, hautain. En même temps, j’ai bien peur que nous ayons à vous garder tous les deux pour un interrogatoire prolongé.
— C’est ridicule ! cria presque l’homme d'affaires. Je vais ap¬peler mon avocat !
—  Après votre inculpation, dit le commissaire d’un ton égal, vous pourrez appeler qui vous voudrez. Mais nous devons d’a¬bord confisquer votre téléphone. C’est une pièce à conviction importante. »
Alors que Sia Preeda, abasourdi, tentait de contrôler sa co-lère, le jeune colonel appuya sur un bouton de son interphone. L’adjudant-chef entra dans la pièce, s’approcha du bureau et attendit les ordres :
« Arrêtez ces deux hommes suspectés d’être responsables de l’accident ! »

© Vasit Dejkunjorn, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française

mardi 28 août 2012

La mort d’une légende, Dean Barrett


Dean Barrett a plusieurs cordes à son arc : écrivain, dramaturge, photographe, journaliste. Il est connu à Bangkok, et notamment dans le quartier chaud de Soi Cowboy, à la fois pour ses facéties, son goût inconditionnel pour tout ce qui porte une minijupe (ou un sarong, un longyi, une cheongsam, un kimono, un bikini, etc.) et ses thrillers asiatiques. Ces derniers ont la réputation d’être faciles à lire, captivants et bien documentés.

La mort d’une légende ressemble beaucoup à une pièce de théâtre, en un acte et trois scènes : l’action se déroule dans un appartement, les personnages entrent et sortent, les dialogues sont enlevés et prédominants.

Dean Barrett en a en effet repris Death of a Legend, une petite pièce de théâtre de 15 minutes, écrite en 1997, dont l’action se déroule dans un appartement à Manhattan. Il y a incorporé des éléments qui lui donnent une couleur typiquement thaïe.

Tout commence dans le living-room d’un appartement pouilleux, dans un immeuble délabré d’un quartier chaud de Bangkok.
Il fait jour. Les stores sont baissés, mais ne peuvent masquer la misère des lieux.
Un homme d’un certain âge, assis sur une chaise, nettoie méticuleusement son arme, sur la table du salon. Entre alors un jeune, à peine sorti de l’adolescence…
Ainsi, dans une même pièce, se retrouvent deux hommes.
Deux tueurs à gages.
Un contrat.
S’engage alors un huis clos entre ces deux êtres, le vieux routard et le novice. 
Deux hommes, deux générations, pour une même mission, pour un même contrat. 
Deux tueurs. Une victime. 
Deux chasseurs. Une proie.
Mais les apparences sont bien souvent trompeuses et Bangkok n’échappe pas à cette règle universelle. Bien loin s’en faut.
Alors qu’un macabre pas de deux s’engage, le rythme s’accélère.
Dans la chaleur. Dans la misère.
La rencontre entre ces deux hommes, entre ces deux générations, aboutira-t-elle à une collaboration ou au contraire, à une confrontation ?
Quelle est la destinée de ce binôme improbable ? Erreur de casting ou coup de génie ?
Dans cet appartement pouilleux, perdu dans la ville, quand la danse s’achèvera, les lignes auront-elles bougé ? 
Qui sera le chasseur ? Qui sera la proie ?

Extrait :

On frappa à la porte, discrètement, avec hésitation. Imperturbable, l’homme continuait son ouvrage. Sa voix était grinçante et bourrue, sans doute un héritage de toutes ces années où il avait fumé :
« Ouais. »
Silence.  On frappa une nouvelle fois. Juste un tout petit peu plus fort.
« Ouais ! »
La porte s’ouvrit, lentement, et un jeune Thaïlandais entra avec précaution. Il était mince, âgé d’une vingtaine d’années et portait une veste qui devait coûter un paquet de fric, une chemise à manches longues et un pantalon impeccablement repassé. Ses chaussures en cuir semblaient avoir été lustrées. Son teint était beaucoup plus clair que celui du géant. Il essayait d’adopter une attitude cool et nonchalante, cependant, tout en lui transpirait la nervosité. Il regarda le colosse pendant quelques secondes, ferma la porte, puis jeta un coup d’œil à la pièce.
« Tu ne fermes pas la porte à clé ?
— Si tu le dis.
— Et si ça avait été lui ?
Pour la toute première fois, l’homme, sur sa chaise, leva les yeux et regarda le jeune homme. Puis, il reprit le nettoyage de son arme.
— Lui ?
— Le type qu’on doit descendre ! C’est une légende !
— Les légendes meurent, petit. Comme tout le monde.
— Mais il aurait pu débarquer plus tôt et…
— Et quoi ? rétorqua le géant qui cessa son activité quelques secondes pour plonger son regard dans celui du garçon.
T’inquiète, petit. Il est connu pour sa ponctualité.
Le jeune homme hésita, puis se dirigea vers le colosse. Il lui tendit la main. L’autre l’ignora.
— Je m’appelle Sombat Ti…
— Ne dis pas ton nom. Ne dis jamais ton nom. Ça fait com-bien de temps que tu es dans le business ?
— Euh… je… ça fait un bail… Alors, ça fait combien de temps que tu es là ?
— Un certain temps. Wichai t’a engagé ?
— Ouais, Wichai
— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Sur quoi ?
— Sur le coup !
— Juste que le type fait ce qu’on fait. Et que c’est le meilleur.
— Et qu’est-ce qu’on fait ?
Le garçon se redressa et commença à se pavaner :
— Ben, tu sais. Éliminer les obstacles. Régler les différends. Résoudre les problèmes. De façon permanente… comme quand j’ai réglé son compte à Kaeochart.
— C’est toi pour Kaeochart ?
— Ouais, c’est moi. T’en as entendu parler, hein ?
— Petit, tout le monde dans le métier a entendu parler de Kaeochart. En plein milieu du parc Lumpinee. Le tireur est descendu de sa moto, est passé à côté des gardes du corps du gars, l’a exécuté puis est retourné tranquillement à sa moto et s’est tiré. Il ne les a pas lâchés du regard pendant tout ce temps ; les mecs avaient trop les pétoches pour bouger.
— Ouais. Ouais, ça s’est passé comme ça. C’était cool… couillu.
Le garçon s’interrompit, histoire de s’admirer dans le miroir, puis regarda le géant dans le reflet.

© Dean Barrett, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française

mercredi 8 août 2012

Le jour s’est levé…, d’Alex Kerr


Alex Kerr est connu pour ses livres sur le Japon, qu’il a écrits en japonais et en anglais : Lost Japan, traduit en italien et en polonais, et Dogs and Demons, traduit en coréen et en chinois.

Bangkok Found, qui a été publié en 2010, par les prestigieuses Éditions River Books, est un recueil d’essais tirés de son expérience personnelle de la Thaïlande, pays où il réside et travaille depuis plusieurs décennies. Ce livre enthousiaste peut être considéré comme un guide culturel de Bangkok, qu’il faut lire après avoir visité les temples et goûté à la vie nocturne, pour aller plus loin que la surface et tenter de comprendre ce qui rend cette ville si fascinante… tenter, parce que, comme le dit lui-même l’auteur, « Bangkok est une ville insaisissable […] où tout est négociable ».

C’est d’ailleurs ce qui transparaît dans Le jour s’est levé…, où Alex Kerr s’essaie avec succès à la fiction.

www.flickr.com/photos/fotopause/5991345703/
© Serge Sedov
Bangkok. 15 heures, sur le quai du métro aérien. 
Un homme s’effondre, assassiné sous les yeux d’une trentaine de témoins.
Qui est-il ? 
Pourquoi a-t-il été exécuté ?
Qui est son bourreau ?
Quelles informations primordiales peuvent amener les témoins de cet assassinat ?
Crime de sang ?
Crime de clans ?
Pourquoi un jeune garagiste, venu de sa province pour un court séjour dans la capitale, finit-il sa vie sur un quai du métro aérien ?
Pourquoi tant de mystère autour d’un « simple fait divers » ?

Un journaliste américain, noctambule invétéré, a douze heures pour élucider ce meurtre et remettre un article à son journal, à New York.
Commence alors une course effrénée contre la montre à travers la ville. À travers ce Bangkok diurne que l’Occidental connaît si peu et déteste tant.
Les rencontres avec les divers témoins s’enchaînent pour tenter de comprendre les tenants et les aboutissants de cette exécution sommaire. 
Mais au fil des heures, le mystère s’épaissit alors que la température monte, que le macadam fume et que la ville est écrasée sous la chaleur…

Une plongée dans la moiteur du jour thaïlandais et dans l’opacité d’une société dont les codes et les rouages restent des énigmes pour les Occidentaux.

Extrait :

Mais là, je suis tombé sur un os. D’habitude, le moindre meurtre fait l’objet d’un article dans la rubrique des faits divers, bien souvent à grand renfort de photos de cadavres, aux blessures immondes, qui s’étalent à la une, comme c’est le cas dans le Thai Rath. Mais là, silence radio. Rien. Le vide sidéral. Aucune mention du meurtre sur Internet, à croire qu’un trou noir avait englouti à jamais toute cette histoire. Bon, c’est vrai que c’est ça le Web, à Bangkok. Il y a des manques. C’est comme ça, il faut faire avec.
Je dois bien l’avouer, ma curiosité était piquée. Je regagnai ma rue. La chaleur avait encore grimpé de quelques degrés et le bitume luisait sous le soleil matinal. Je pénétrai dans mon bureau. Un sentiment de malaise m’envahit. Habituellement, une à deux heures de recherches sur le Web suffisaient pour satisfaire pleinement les gars de New York. Mais cette fois-ci, je pressentais que cette affaire nécessiterait plus de boulot.
Il me fallait d’abord passer quelques coups de fil. Il était évident de commencer par Nop, le frère de Kaew. Il avait reçu plusieurs blessures sans gravité alors qu’il tentait de protéger son frangin. Après avoir été soigné à Bangkok, il avait regagné Khon Kaen.
Je réfléchissais. O.K., on peut prendre l’avion pour Khon Kaen et être de retour dans les douze heures. Mais voilà, j’avais la flemme. Au fil du temps, je suis devenu un pur produit de Bangkok. J’ai donc tendance à penser que le monde civilisé s’arrête quelque part, le long du viaduc autoroutier de Bang Na. Une fois arrivé à Khon Kaen, il faudrait marcher un certain temps si ce n’est un temps certain, sous la chaleur, pour me retrouver dans un motel… Non, je ferais mieux de rester dans mon bureau climatisé. C’est bien pour ça qu’on a inventé le téléphone, non ?
Et puis, contacter Nop n’était pas compliqué. Bien qu’il soit un paysan de Khon Kaen, il avait un téléphone portable. Il était donc tout aussi joignable que n’importe quel péquin de Bangkok. Et c’est ainsi que commença une de ces conversations totalement déroutantes dont la Thaïlande a le secret :
« Savez-vous qui a tué Kaew ?
— Bien sûr que je le sais.
— Qui ?
— Vous devriez vous renseigner.
— Vous voulez dire auprès de la police ? Ils ne disent rien.
— Ça ne m’étonne pas.
— Vous ne pouvez rien me dire ?
— Questionnez vos connaissances. Et vous saurez. »
Et il raccrocha.

© Alex Kerr, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française


Coup de projecteur sur la traductrice :

Laurence Ricciardi-Soler, dont une partie de la famille est américaine, a vécu en Indiana où elle a suivi des études supérieures. Depuis, elle vit entre les deux cultures, française et américaine.
Elle travaille actuellement dans le secteur de l'art céramique et collabore régulièrement avec les Éditions GOPE pour qui elle a traduit Thai Girl, un roman d’Andrew Hicks à paraître fin 2012 (http://thaigirlgope.blogspot.fr/).

mardi 24 juillet 2012

Hansum man, Tim Hallinan


Timothy Hallinan est un auteur américain de thrillers. Il vit par intermittence en Thaïlande depuis le début des années 80. En 2007, il a démarré une deuxième série de thrillers, cette fois basée à Bangkok, qui a également été plébiscitée par la critique.

Hansum man raconte l’histoire de Wallace, un vétéran du Vietnam qui a élu domicile à Bangkok après la guerre. Perdu dans les méandres de son esprit rongé par l’alcoolisme et l’âge, il part à la recherche d’un bar et d’une fille d’une époque disparue, dans une mégapole qu’il ne reconnaît plus, inconscient de tous les prédateurs tapis dans l’ombre qui n’attendent qu’un faux pas pour s’abattre sur lui.


© Piyapat Chieovanich
www.flickr.com/photos/pchweat/2627647301/in/set-72157600001308279

Extrait :

La pièce était plongée dans l’obscurité quand il se réveilla, toutefois la fenêtre n’était pas là où elle aurait dû se trouver. Avait-il dormi avec la tête au pied du lit ? Il avait le sommeil léger ces derniers temps, encore plus léger que le drap élimé dont il se couvrait, mais, d’habitude, il ne bougeait pas autant, n’est-ce pas ?
Oh ! C’était le nouvel appartement. Celui dans lequel il ne pouvait se déplacer de nuit sans heurter quelque chose. Pas le compartiment chinois au-dessus duquel il avait vécu de si nombreuses années, dans ces deux pièces au sol en ciment si frais et aux fenêtres aux volets en bois qui pouvaient s’ouvrir manuellement.
Il se redressa en poussant un grognement sourd et s’assit sur le bord du lit. Ses pieds se posèrent sur de la moquette. Et la fenêtre était sur la droite. Ce n’était pas le shophouse alors, mais bien le nouvel appartement. Qu’était-il donc arrivé à son ancien domicile ?
Comme il savait où il se trouvait, il n’eut aucun mal à allumer la petite lampe en laiton du meuble de chevet. La faible lumière qui en émanait lui permit de découvrir une pièce remplie d’ombres, tout juste assez grande pour contenir le lit et la table de nuit adjacente. La large penderie encastrée était ouverte sur un côté, l'une des portes coulissantes était sortie de son rail et appuyée avec un angle malsain contre le mur. Ses vêtements, ou ce qui en restait, étaient pendus un peu n’importe comment, faisant penser à un rassemblement d’oiseaux divers perchés sur un fil de téléphone dans l’attente du moment favorable pour se regrouper par espèces et migrer vers des cieux plus cléments. Comme il avait décidé, il y avait longtemps déjà, de vivre avec la chaleur, le climatiseur, qui était monté de travers dans la fenêtre, brillait par son silence. Après tout, il avait choisi cet endroit pour son climat. La salle de bains était là-bas, de l’autre côté de cette porte crasseuse. Il se dit une nouvelle fois qu’il faudra lui donner un coup d’éponge.
Alors qu’il reprenait ses esprits, toutes les pièces du puzzle se remirent en place. Le shophouse avait été démoli, il y avait bien longtemps, ainsi que le quartier entier, un groupe de petits immeubles de deux ou trois étages en béton noirci par la pollution et la moisissure, reliés entre eux par un entrelacs de fils électriques et construits de part et d’autre d’une rue juste assez large pour le passage d’une voiture. Dans le voisinage, tout le monde se connaissait et on se parlait volontiers, et on riait sans méchanceté de ses tentatives pour converser en thaï. Tous ces bâtiments avaient disparu, réduits en poussière et en gravats.
Qu’est-ce que ça avait été bruyant ! Les engins avaient grondé comme des molosses avant de déchiqueter les immeubles, avec pour seuls témoins quelques habitants des rues voisines dont le regard triste rappelait ceux qui assistent à la crémation de l’un de leurs proches.
Alors qu’il se levait et s’élançait en direction de la salle de bains, il sentit un début d’effervescence sous son crâne. Aurait-il bu avant d’aller se coucher ? Question stupide. Et quelle heure était-il donc ? Cela faisait des semaines qu’il n’arrivait pas à mettre la main sur la Rolex en acier que son père lui avait offerte à son départ pour le Vietnam. Il avait promis à ses parents de la laisser à l’heure de Californie, ainsi, il serait avec eux à chaque fois qu’il la regarderait, mais ça n’avait duré qu’un temps. Idem pour la Rolex ; il avait fini par racheter une contrefaçon dans un marché de rue. Il alluma dans la salle d’eau et la montre clinquante apparut, l’informant qu’il était 22 h 21. Il avait donc dormi toute la journée et même au-delà. Avec la fraîcheur du soir, le Bangkok qu’il préférait venait de reprendre vie.

© Tim Hallinan, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française

© Adrian Callan
Peut-être aurez-vous reconnu l’arrière-plan de la couverture de Bangkok Noir ?
Cette vue panoramique a été prise par Adrian Callan, un cameraman freelance de télévision qui vit à Bangkok. Sa spécialité est la photographie de rue et il a réalisé de très nombreux portraits des différentes personnes que l’on peut croiser aux alentours de soï Nana : www.flickr.com/photos/adrianbangkok

Quelques-unes de ses photos illustrent Trois autres Thaïlande.

jeudi 14 juin 2012

Une femme libérée, Tew Bunnag


Tew Bunnag est connu des francophones en tant que professeur de tai-chi et quelques écoles en Europe enseignent encore sa méthode. Mais il est aussi l'auteur de livres écrits en anglais ; certains ont été traduits en espagnol et en italien : The Naga's Journey, Fragile Days, After the wave.

Une femme libérée est donc la première nouvelle de Tew Bunnag traduite en langue française.

Tew Bunnag est thaïlandais, il fait même partie de l'une des plus éminentes familles du pays, proche de la royauté. L'un de ses ancêtres, Chuang Bunnag dit « Si Suriyawongse » a d'ailleurs été Régent du Siam alors que le futur roi Chulalongkorn était mineur.
Mais Tew a préféré fuir les feux de la rampe et les mondanités pour mener une vie simple consacrée à la méditation, à l'action dans diverses organisations caritatives et à l'écriture.

Interview

Pouvez-vous nous parler de votre enfance ?
Mon père a été nommé à un poste de diplomate à Londres quand j'étais très jeune et j'ai dû quitter la Thaïlande sans vraiment comprendre pourquoi. Je me suis retrouvé dans un monde complètement nouveau pour moi, immergé dans une culture à laquelle il fallait m'adapter. À cette époque <NdE : les années cinquante>, les différences entre l'Occident et l'Orient étaient bien plus marquées. Ma mère était une traductrice reconnue et c'est ainsi que j'ai grandi entouré de livres.

Quel était votre livre favori, à l'époque ?
Les milles et une nuits. Il m'arrive de le relire encore maintenant, celui-là même que j'avais lorsque j'avais sept ans. J'ai ensuite lu, toujours en anglais, Le seigneur des anneaux.

Comment votre éducation anglaise vous a-t-elle transformé ?
Je crois qu'en apprenant à vivre entre deux cultures, j'ai pris du recul par rapport à la société thaïlandaise. Je suis en mesure de me rendre compte de détails révélateurs, de subtilités, qu'aucun de mes amis thaï ne peut percevoir. C'est parce que je vois les choses avec un œil extérieur, sous un angle différent.

Quels messages voulez-vous faire passer dans vos écrits ?
Je ne crois pas que mes livres délivrent vraiment un message, mais ils posent plutôt des questions. Questionner me semble plus important qu'asséner un message. C'est pourquoi je préfère la fiction. Ne vous méprenez pas, j'ai quand même des idées à faire passer. Je pense que nous <NdE : les Thaïlandais> devrions plus regarder où nous allons au lieu de foncer tête baissée, disons, vers un supermarché géant.

Quelles questions posez-vous ?
La société actuelle est très différente de celle dans laquelle je suis né <NdE : en 1947, à Bangkok>. Il y a eu beaucoup de changements et cela continue, de plus en plus vite. Toutefois, il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant que cette société soit juste et morale. La moralité occupe une place centrale dans mes écrits. Comment vivre vertueusement à une époque où tous les repères sont brouillés ? Comment maintenir son intégrité dans un environnement où la corruption est omniprésente ? Comment se racheter après avoir fait le mal ?

Est-ce la désuétude de la spiritualité aggrave les problèmes ?
Je suis convaincu que les problèmes de la Thaïlande moderne trouvent leur origine dans le fait que l'acquisition de biens matériels est devenue la préoccupation prédominante, presque obsessionnelle, et qu'elle engendre la cupidité. Je pense que c'est le moment de réfléchir à tête reposée au genre de vie que nous souhaitons mener, à ce que nous voulons garder ou au contraire éliminer des traditions, au lieu de rester figés sur place et de se laisser emporter par le consumérisme.
Je ne crois pas que la spiritualité soit vraiment en perte de vitesse ; il y a toujours quantité de gens qui vont au temple, pour prier et méditer. Mais ce qui me dérange, c'est que ces pratiques sont désormais polluées par des considérations matérialistes. Ainsi, les gens vont au temple et prient pour gagner au loto ou pour quelque avantage en nature. Heureusement, on trouve encore des gens foncièrement bons et désintéressés. Pendant l'inondation, j'ai vu beaucoup de générosité et de don de soi. J'ai pu constater la même chose dans le Sud après le tsunami. Les catastrophes naturelles font ressortir ce qu'il y a de meilleur en nous, au moment où le pire surgit. J'assiste à des témoignages d'altruisme quasiment chaque jour que je passe à Klong Toey, parmi les gens les plus pauvres de Bangkok, et c'est une source d'inspiration pour moi. Alors, je crois qu'il faut développer ces qualités qui élèvent l’individu et parvenir à voir comment elles embellissent la vie. Pour moi, il faut que nous sortions de cette époque compliquée pour aller vers des temps nouveaux dominés par une spiritualité épurée, en commençant par nous réjouir de notre petite place dans l'ordre sacré des choses. Le matérialisme, cette poursuite de biens qui ne nous rendent pas heureux, quel casse-tête en définitive.

Pourquoi écrivez-vous en  anglais plutôt qu'en thaï ? Qu'est-ce qui différencie les deux langages ?
Le thaï est une langue merveilleuse pour l'expression orale, pour raconter des histoires, pour converser. Sa richesse réside dans son espièglerie, parce que vous pouvez faire des rimes non seulement avec les syllabes mais aussi avec les tons, et, de cette façon, vous pouvez sembler dire une chose et son contraire dans la même phrase. Par contre, à mon humble avis, je ne trouve pas que le thaï convienne pour la littérature. Pour prendre un exemple simple, celui du conditionnel passé, qui permet d'exprimer l'eventualité. Il existe en anglais et dans de nombreuses autres langues européennes, mais pas en thaï littéraire ;  il faut alors trouver des solutions qui ne sont pas élégantes.

Dans votre roman The Naga's Journey, publié en 2007, vous prédisiez une inondation majeure à Bangkok et vous donniez des détails qui se sont révélés étonnamment exacts. À votre avis, comment protéger la capitale, qui après tout est construite sur d'anciens marécages ?
J'adhère de plus en plus à une idée qui est dans l'air depuis un moment… celle de déplacer la capitale à Nakhon Nayok ! La ville de Bangkok m'effraie. Nous avons vu à quel point elle était dysfonctionnelle ces trente dernières années. Nous savons qu'elle s'enfonce et que la population a augmenté très rapidement sans que les infrastructures pour les accueillir suivent. Chaque jour, nous pouvons voir qu’il n'y a pas assez de routes pour toutes les voitures. Que faut-il de plus avant que notre bon sens nous dise que ce n'est pas un environnement sain et durable ? Quand je séjourne à Bangkok, je passe beaucoup de temps à Klong Toey. Quand il se met à pleuvoir, au bout de dix minutes, les égouts dégorgent d'une eau noire dans les ruelles puis dans les maisons ; et je ne parle pas d'inondations. Les anciens canaux ont été bouchés, il y a longtemps, alors que cet endroit a été construit sur des marécages et la mangrove. Maintenant, c'est une ville qui repose sur une saleté stagnante et mortelle. Il y a une épidémie tapie là en dessous qui ne demande qu'à éclater, inondation ou pas.

Êtes-vous de nature pessimiste ou optimiste ?
Ma mère me disait souvent : « Réjouis-toi, le pire est encore à venir ». C'est que j'ai toujours essayé de faire.

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Fidèle à ses idéaux, Tew Bunnag a surtout participé au projet Bangkok Noir parce qu'il comporte un volet humanitaire. En effet, les douze auteurs reverseront la moitié de leurs droits à une association qui finance les études universitaires de cinq jeunes filles karens.

Une femme libérée reprend les thèmes chers à cet auteur : Nong Maew, la jeune maîtresse attitrée d'un Thaïlandais fortuné, est tiraillée entre son besoin de liberté et le confort que lui offre sa vie de mia noi. Lorsqu'elle se rend compte que son ami Phi Nok, un jeune homosexuel, a un temps été l'amant de son bienfaiteur, elle croit disposer là du moyen d'arriver à ses fins…
© violetz_85
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Extrait :

Nong Maew n'avait jamais révélé le nom de son protecteur. Elle l'appelait toujours « Darling », en accentuant la dernière syllabe pour que ça sonne thaï. C'était comme cela qu'ils s'appelaient l’un l’autre, lui avait-elle dit la première fois qu'elle en avait parlé. Nong Maew l’avait rencontré en boîte deux ans auparavant et, un jour, il lui avait proposé à brûle-pourpoint de devenir sa maîtresse. Elle avait ajouté qu'il avait plutôt belle allure pour quelqu’un âgé de 68 ans, et, naturellement, qu'il était plein aux as. Ce dernier détail faisait toute la différence. Pour quelle autre raison gâcherait-elle sa jeunesse avec un homme marié qui avait l’âge d’être son grand-père et qui n'avait nullement l'intention de s'engager avec elle ? 
Alors que la famille passait devant Nong Maew et Phi Nok en descendant vers le deuxième étage, l'homme qu'elle appelait « Darling » regarda dans leur direction. La femme leur tournait le dos et le garçon portait son attention sur un poster de film qui pendait du balcon. Nong Maew évita son regard. À la place, elle afficha un visage impassible et indifférent, tout en fixant l'espa¬ce qui se trouvait devant elle. Ce faisant, elle ne se rendit pas compte que ce n'était pas elle que Darling regardait, mais son compagnon. Au moment où ils se croisèrent, il reconnut Phi Nok, et son visage s'illumina spontanément, à n’en pas douter au réveil de souvenirs agréables. 
[…]
Il continua son récit, s’adressant à son reflet dans la vitre, comme s’il revivait un épisode de sa vie, intime et douloureux. 
Si Nong Maew fut surprise de ce qu’elle entendait, elle réussit à ne pas le montrer. Elle se doutait depuis quelque temps déjà que Darling était bisexuel, mais elle n’avait jamais imaginé que son intuition lui serait confirmée par quelqu’un d’aussi proche. Par son meilleur ami par-dessus le marché ! Et maintenant, Phi Nok essayait de dépeindre ce qui aurait dû n’être qu’une rencontre professionnelle en une espèce de grande aventure amoureuse. En apparence, elle gardait son calme, mais un tourbillon de pensées contradictoires agitait son esprit, surtout lorsqu’il eut le culot d’essayer de la convaincre de partager Darling avec lui :
« Allez, il y en a assez pour nous deux avec cet homme, plaida-t-il sans aucune honte. » 
Nong Maew, qui avait à peine touché à son assiette, trouva dans ce dernier argument matière à répliquer. Elle choisit ses mots avec soin, et se lança dans une tirade subtile d’indignation retenue.  D’un ton rempli d’arrogance, elle dit à Phi Nok qu’elle pensait que la romance entre lui et Khun Taworn avait com¬mencé dans un bordel gay, haut de gamme, certes, mais un bordel quand même. Et comment osait-il s’immiscer dans son bonheur alors qu’elle avait déjà fait tout le gros du travail ? Mais, pendant qu’elle tentait de le décourager de se lancer dans un jeu avec son Darling, Nong Maew avait bien conscience que Phi Nok, étant donné sa cupidité et sa nature lascive, était déjà en train de préparer son coup.

© Tew Bunnag, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française


Coup de projecteur sur la traductrice :

Nathalie Gentaz est une journaliste indépendante qui collabore avec plusieurs médias de presse écrite et de télévision. Après l'obtention de son master de journalisme international à l'université de la City à Londres et la carte de presse française en poche, elle a décidé de s'installer en Thaïlande pour parcourir l'Asie du Sud-Est à la recherche de nouveaux sujets.