Éditions GOPE, 240 pages, 13x19 cm, 17.85 €, ISBN 978‐2‐9535538‐8‐8

lundi 3 décembre 2012

Coup de projecteur sur Tim Hallinan



Tim Hallinan est l'auteur d'une série de thrillers dont l'action se déroule à Bangkok. Les protagonistes en sont les membres d'une famille atypique composée de « Poke » Rafferty, un écrivain expatrié, de Rose, une ex-gogo dancer de Patpong, et de Miaow, une gamine des rues qu'ils ont adoptée, auxquels viendront s'ajouter au fil des épisodes une demi-sœur chinoise surdouée et un père improbable fauteur de troubles. Poke est souvent assisté de son meilleur ami, Arthit, un officier de la police royale thaïlandaise. Leon Hofstedler, l'archétype du pilier de bar bien informé, qui apparaît dans la nouvelle Hansum Man publiée dans Bangkok Noir, est un personnage très secondaire, mais récurrent.

Tim n'a pas besoin d'une débauche de violence, d'effets pyrotechniques, de fusillades ou d'horreurs en tous genres pour susciter de l'émotion chez le lecteur. Son talent consiste à créer des personnages attachants qui se retrouvent malgré eux confrontés à des ennemis impitoyables et qui essaient de s'en sortir du mieux qu'ils peuvent.

Hallinan a un style bien particulier qui le fait sortir du lot et si cette série ne se déroulait pas dans un lieu aussi lointain et méconnu que Bangkok, elle aurait déjà rejoint les best-sellers du polar.

La longue interview qui suit permettra de se faire une idée sur l'auteur, cette série et les méthodes utilisées par un écrivain.

Pour ceux qui n’aiment pas lire sur un écran, cette interview peut être téléchargée depuis le lien ci-contre « Interview de Tim Hallinan »



INTERVIEW

Quand j’ai lu The Fourth Watcher, il y a quelques scènes où l’action aurait pu être plus violente ou plus sanglante, mais au lieu de ça, la violence se passe hors-champ. Qu’est-ce qui vous a conduit à faire ce choix ?
C’est facile d’écrire des scènes de violence et je crois que c’est dangereux. La violence, c’est comme les feux d’artifice : cela en met plein la vue et cela fait un bruit pas possible, mais après, il ne reste rien. J’ai un très grand respect pour mes lecteurs, et je ne pense pas qu’il soit nécessaire de leur mettre un coup de poing en pleine figure pour les convaincre qu’il y a du danger. C’est beaucoup plus intéressant de créer une atmosphère de suspens, ou de distiller la peur, et la meilleure façon que je connaisse pour y arriver, c’est de porter tous mes efforts dans la création de personnages attachants et de les mettre dans des situations difficiles où ils risquent de perdre tout ce qui leur ait cher. Je crois qu’il est important de faire comprendre au lecteur que des choses horribles peuvent arriver (…) sans qu’il soit pour autant nécessaire de les décrire.

Pourquoi utilisez-vous le présent ?
J’aime l’impact immédiat qu’il procure, surtout dans les scènes d’action ou dans celles qui donnent libre cours aux émotions. Avec le passé, j’ai toujours un peu l’impression que la situation de crise est dénouée, que les personnages sont figés, alors qu’avec le présent, le lecteur vit la crise et ses rebondissements en même temps que les personnages.

Bâtissez-vous toute l’intrigue à l’avance ou vous vient-elle au fur et à mesure que vous progressez ?
Je ne sais pas faire de plan à l’avance. J’écris comme ça me vient.
On m’a souvent demandé comment je pouvais écrire des livres avec une intrigue si compliquée et avec plusieurs histoires dans l’histoire sans faire de plan à l’avance, et la réponse est que je n’en sais rien. J’écris comme ça me vient, en ne doutant pas que toutes ses histoires vont bien finir par s’imbriquer les unes dans les autres, sinon pourquoi me viendraient-elles à l’esprit ? De plus, il va de soi qu’à la fin je dois vérifier la cohérence de l’ensemble, et s’il y a des parties qui rallongent inutilement le texte, ce n’est pas une catastrophe. La touche « Suppr » des ordinateurs sert à ça.

Comment construisez-vous vos livres ?
Je ne sais jamais trop comment le livre va finir quand je le commence.
En effet, et je laisse les personnages me raconter l’histoire. […] Quelqu’un a dit que la fiction, c’est se raconter des histoires et c’est comme cela que je travaille. Quand je commence, je ne veux pas connaître la fin. Je veux être captivé par l’histoire, par ses rebondissements et coups de théâtre.
Cette méthode me facilite le démarrage. Tout ce que j’ai à écrire c’est : « il était une fois, dans un pays parsemé de rochers, une princesse hémophile… » À partir de là, je peux imaginer n’importe quoi.

Vous est-il déjà arrivé de commencer un roman puis de partir dans une autre direction, de modifier l’intrigue ?
Oui, plusieurs fois et toute personne qui écrit comme moi, a tout le temps de nouvelles idées. D’ailleurs, je suis toujours tenté de suivre ces idées du jour et celles qui avaient à l’origine stimulé mon imagination deviennent vite périmées.
J’ai dû apprendre à ne pas céder à cette tentation à chaque fois qu’elle se présente. Des idées paraissent parfois intéressantes juste parce qu’elles sont nouvelles. D’autres améliorent ce que j’étais en train d’écrire.
Une nouvelle idée peut surgir parce que je suis fatigué de celle que j’essaie de développer, elle peut offrir de meilleure perspective pour mon récit. J’ai dû apprendre à faire le tri.

Pouvez-vous nous expliquer en quoi l’écriture diffère de l’édition ?
Écrire c’est gérer mes rêveries pendant un an. Il faut la diriger, s’assurer qu’il y a un bon début, un milieu convaincant et une fin qui soit logique. Par logique, je veux dire que la fin doit être cohérente avec le début et que je suis content de ce qui est arrivé à mes personnages.
L’édition, c’est reconsidérer ce que vous avez fait et comment vous l’avez fait. Pouvez-vous rendre cette image un peu plus saisissante ? Est-ce que scène d’action n’est pas un peu trop longue ? Depuis combien de temps un homme a-t-il franchi la porte un révolver à la main ?

Entre écrire et éditer, que préférez-vous ?
William Faulkner disait qu’il écrivait ivre et éditait alors qu’il avait la gueule de bois. Je crois qu’il est important de ne pas trop donner de pouvoir à votre autocritique lorsque vous écrivez. L’autocritique est probablement la raison pour laquelle Faulkner écrivait ivre, tout comme Chandler. Il faut l’ignorer lorsqu’on écrit, mais pas lorsqu’on édite. Je dirais qu’il faut écrire à chaud et éditer la tête froide.

Votre écriture est élégante et sobre, et vous utilisez des images qui ne sont pas sans rappeler celles de Chandler, mais sans les mettre autant en avant (« Il se tenait immobile comme un photographe » ; « Une demi-douzaine d’émotions parcoururent son visage, mais celle qui l’emporta fut le désespoir »). Quelles ont été vos principales influences, et comment chacune d’entre elles affecte votre travail ?
Merci pour « l’élégance et la sobriété », je pourrais entendre ce genre de compliment toute la journée…
En effet, j’admire Raymond Chandler et mes premiers livres auraient vraiment ressemblé aux siens si j’avais été un meilleur écrivain. Pour ce qui est des thrillers ou des polars, j’aime beaucoup T. Jefferson Parker, Michael Gruber, John Shannon, Sue Grafton, Thomas Perry, Edward Wright, John Sandford, Colin Cotterill, entre autres, mais c’est bien Chandler qui m’a le plus influencé. Parmi les écrivains que j’apprécie mais qui ne m’influencent pas, il y a William Gaddis, William Gibson, Anthony Trollope, Maxine Hong Kingston, Graham Greene, Haruki Murakami, W. Somerset Maugham, plus trente à quarante autres. J’aimerais pouvoir écrire comme eux, mais je suis suffisamment avisé pour ne même pas essayer.

En ce qui concerne cette question rebattue sur l’intrigue, pour laquelle certains vont privilégier l’action alors que d'autres préféreront la psychologie des personnages, quel type pensez-vous être le plus adapté à un thriller et lequel préférez-vous ? Et pourquoi ?
Tout tourne autour des personnages. L’action, c’est que font ces personnages. Je lis pour faire la connaissance de personnages et s’ils m’intéressent, je lis leurs aventures. S’ils ne m’intéressent pas, leurs faits et gestes ne m’intéressent pas.

Quelle méthode utilisez-vous pour « connaître » vos personnages, avant et pendant que vous écrivez ?
Je ne prépare rien en avance. J’apprends à les connaître au fur et à mesure que j’écris sur eux. Je tourne autour du pot avec les premiers 10 000-15 000 mots, et je tourne jusqu’à ce que je converge vers un résultat, je sais alors sur quoi je vais écrire, quels seront les personnages principaux. Ensuite, je balance à peu près tout et je recommence. Au fur et à mesure que de nouveaux personnages apparaissent (et ils ne s’en privent pas !), je me contente de les écouter et de les observer pour bien les connaître et m’assurer qu’ils ne ressemblent pas à d’autres personnages du livre. D’une manière générale, je laisse les personnages émerger, prendre corps et évoluer dans l’histoire.
Bon, en fait, ce que je viens de dire n’est pas tout à fait vrai. 
Dans les années quatre-vingt-dix, j’ai terminé un premier roman et trois semaines plus tard, mon éditeur me faisait un contrat pour une série d’au total trois livres. Et je me suis retrouvé à écrire ces livres en bataillant avec les mauvais choix faits dans le premier. Quand j’ai eu l’idée de la série des Poke Rafferty, j’ai écrit un roman, Bangkok Tango, juste pour m’assurer que je savais sur qui j’écrirai et quelles seraient les relations entre les personnages. Le roman suivant, A Nail Throught the Heart, fut celui que je soumis à un éditeur. Cela fit une différence énorme d’avoir déjà écrit au préalable 100 000 mots sur Poke, Rose, son épouse, et Miaow, leur fille adoptive.

Dans Breathing Water, l’un des personnages principaux meurt. Était-ce planifié de longue date ? Ou cela est-il arrivé comme ça ?
Je savais que je ferai disparaître ce personnage quand j’ai commencé ce livre, en fait même depuis que j’ai commencé la série. Un autre personnage subira le même sort à l’avenir.
Je n’exclus rien, tout est possible, comme dans la vraie vie. Ce n’est pas un conte de fées, ni un monde parfait où tous les gens que nous aimons vont toujours bien.
Le plus dur, et ce à quoi je m’ingénie, c’est comment mettre en place le décès de ce personnage de façon à ce qu’on puisse lire les romans de la série dans le désordre.
Je marche sur des œufs. Je ne veux pas ennuyer les lecteurs, prendre le risque de les perdre. D’un autre côté, le monde que je décris est authentique et vivant, ce qui est incompatible avec toute sorte de contrôle.
Rafferty se met dans le pétrin et je ne sais pas comment l’aider. Et, soudainement, un nouveau personnage attire son attention en tirant le bas de sa chemise. Je ne savais pas qu’elle apparaîtrait dans l’histoire, et pourtant, elle est bel et bien là, surgissant de nulle part.
Elle va devenir importante pour l’histoire. J’écrivais aussi vite que possible. Je ne contrôlais plus la situation.

C’est intéressant. Comment expliquez-vous cela ?
Un ami, « Robb » Royer, m’a une fois suggéré une très belle métaphore pour ce genre d’apparition spontanée. Royer est un auteur-compositeur et un musicien, il a été membre de Bread, un groupe de folk rock des années soixante-dix.
Il prétend que, lorsqu’il écrit, il n’est pas un architecte mais un archéologue. Il ne construit pas quelque chose de nouveau, mais il révèle petit à petit ce qui existe.

C’est en effet une belle métaphore.
Oui. J’ai parfois l’impression que le monde dans laquelle cette série se déroule est complet et qu’il s’y passe même des choses quand je suis occupé à autre chose. Mon travail consiste à révéler ce monde, avec suffisamment de tact pour ne pas l’endommager ou le déformer.
Il se passe toujours quelque chose dans ce monde, ou au sujet de ce monde. Comme je vous l’ai dit, écrire est un exercice d’équilibriste, qui demande une foi inébranlable. Vous devez avoir foi en l’existence de l’histoire, en votre capacité à la trouver et à la raconter.
Je découvre un monde nouveau ou un nouvel aspect de ce monde avec chaque livre. Oui, je dis bien « je découvre », pas « je crée ». Je rends un témoignage sur ce monde.
Je vois les événements se dérouler au fur et à mesure que j’écris, je ne suis qu’un témoin. Dans l’une des scènes de l’un des romans, Rafferty est percuté par une voiture alors qu’il pourchasse quelqu’un à pied. Il est devant l’immeuble dans lequel se cache le fuyard. Son coude lui fait mal, très mal, il est peut-être brisé. Que va-t-il faire ? Je n’en ai aucune idée !
Alors qu’il est en train de panser sa blessure, là dans la rue, une gamine, tire le bas de sa chemise. Surpris, Rafferty fait volte-face et fait tomber la petite fille ; elle se foule une cheville. Je vois tout ça arriver.
Je sais que cela semble fou, mais de nombreux écrivains ont cette même approche de leur travail. Nous sommes des reporters, des archéologues. Quand nous donnons un sens à ce que nous voyons, nous devenons des sociologues.

Y a-t-il eu des réactions locales à vos romans ? Qu’est-ce que les critiques thaïlandais pensent de vos livres par exemple ?
Mes livres sont vendus en Thaïlande, mais seulement en anglais. Les lecteurs qui sont sur place, des expatriés pour la plupart, semblent les apprécier et disent que la ville est représentée de façon exacte.

Pour changer de sujet, parlons de votre source d’inspiration pour vos personnages Poke Rafferty, Rose et Miaow.
J’étais à Bangkok la nuit du nouvel an 2001 et je l’ai passée à sillonner la ville. Je suis sorti de mon hôtel à environ 23 H et j’ai marché jusqu’à ce que je trouve un Starbucks le lendemain matin à 9 H.
Je me suis écarté des sentiers battus et je me suis retrouvé dans des faubourgs de Bangkok qui ont ce cachet propre aux petits villages. Les gens qui habitent ces quartiers déshérités viennent de petits villages, et ces hommes, ces femmes, ces familles se connaissent pour certaines depuis plusieurs générations.
Tous m’ont invité, moi le Farang, à leur fête. Les Thaïlandais sont sans aucun doute les gens les plus doux et les plus généreux du monde. Je me suis fait la remarque que personne n’écrit jamais au sujet de leur générosité. Que personne n’écrit jamais rien qui sorte du cadre de la vision du pays qui a été préfabriquée pour impressionner les touristes.
Tandis que je marchais, une idée me vint. Quelques minutes plus tard, je voyais comment en faire un livre. Le protagoniste serait un voyageur et un écrivain.
Il écrirait des livres de voyage pour aventuriers. Il s’attacherait à éviter les lieux les plus en vue et les pièges à touristes. Il aurait ce qui manque à de nombreux écrivains : un regard différent.
J’imaginais qu’il avait déjà été publié, qu’il avait été aux Philippines et en Indonésie. Pourtant, la Thaïlande fut une surprise, tout comme pour moi.
À 9 H, au Starbucks, je savais que le protagoniste aurait une femme, Rose, une ancienne fille de bar, qu’ils adopteraient une gamine des rues. J’aime écrire dans les cafés et Miaow, la gosse des rues, est inspirée d’une petite fille qui était venue s’asseoir à mes côtés alors que j’écrivais.
J’aime l’ambiguïté de Poke et de Bangkok. J’aime le paysage moral qui est encore plus équivoque. À Bangkok, l’enjeu pour les hommes et les femmes, ce sont les besoins de première nécessité, pas le luxe et le superflu.

Votre affection pour la Thaïlande et ses habitants est évidente, pourtant vous n'hésitez pas à en explorer les zones les plus sombres et à les décrire. Je crois que vous avez aussi beaucoup voyagé en Asie. Comment en êtes-vous venu à choisir la Thaïlande comme cadre de vos romans ?
En fait, mon intérêt pour la Thaïlande ne date pas d'aujourd'hui et j'ai souhaité écrire au sujet de ce pays pendant les seize années où j'ai y séjourné régulièrement, mais j’avais des réticences parce que :
- je n’étais pas vraiment sûr de comprendre la culture locale ;
- je ne parlais pas le thaï suffisamment bien pour savoir si les Thaïlandais tiennent le même discours lorsqu’ils sont entre eux ou en présence d'étrangers.

Pour commencer, pourriez-vous nous décrire votre relation avec Bangkok ? Comment en êtes-vous venu à y vivre et à vous intéresser ? Et si vous n’êtes pas résident permanent, y séjournez-vous régulièrement ?
La première fois où je suis allé à Bangkok, en février 1981, ce fut par accident. J’étais au Japon, j’accompagnais l'Orchestre philharmonique de Los Angeles dans la première tournée qu’un orchestre symphonique occidental a fait dans ce pays ; je filmais un documentaire pour une chaîne de télévision publique et j’avais décidé de prendre deux semaines de vacances. J’avais l’intention d’aller aux sources thermales d’Hokkaïdo, dans le Nord du Japon, et de m’immerger jusqu’aux narines dans l’eau chaude tout en regardant la neige tomber, puis de lire un grand classique la littérature nippone, Le dit du Genji.
J’ai commis l’erreur d’en parler autour de moi, et un petit groupe de musiciens ont trouvé cette idée géniale et se sont précipités à la librairie Kinokuniya de Tokyo pour y acheter leur exemplaire du livre en question. J’aimais bien ces types, mais j’avais été avec eux pendant trop longtemps déjà, et j’avais besoin d’un peu de solitude. Alors, j’ai appelé mon agence de voyage et je leur ai demandé de me faire une réservation dans n’importe quel pays d’Asie qui ne nécessitait pas l’obtention préalable d’un visa. À cette époque, cela voulait dire Taïwan, la Thaïlande et les Philippines. J’avais tourné un très mauvais film aux Philippines et je ne voulais pas y retourner ; Taïwan ne m’intéressait pas, alors j’ai pris un vol pour Bangkok. Quand je suis sorti de l’avion, engoncé dans une doudoune et emmitouflé dans une écharpe, je me suis retrouvé par 34°C face à des officiers du service d’immigration morts de rire.
De tous les endroits où j’avais été, c’était la première fois que je voyais des types de l’immigration rire. J’ai pensé que c’était un bon présage, et cela s’est révélé vrai.

Qu’est-ce qui rend Bangkok unique et en fait un cadre idéal pour vos livres ?
C’est vraiment deux questions différentes. La chose la plus remarquable au sujet de Bangkok, c’est que c’est la grande ville la plus gaie du monde. Bangkok est plus grande que New York et plus gaie que le village des Schtroumpfs. Le peuple thaï est le plus accueillant au monde, même encore maintenant que les étrangers ne sont plus la nouveauté qu’ils étaient en 1981, époque où les serveurs s’asseyaient volontiers à ma table pour pratiquer leur anglais (ils ne voulaient pas croire pas que j’avais envie de manger seul, les Thaïlandais ne faisant jamais rien seuls sauf s’ils n’ont vraiment pas le choix. Certains voulaient juste me tenir compagnie).
Mais au-delà de la bonne humeur, Bangkok est une ville pleine de contraste. Elle est d’une pauvreté à fendre le cœur et d’une richesse à vous couper le souffle. Elle est charnelle, avec plus de quartiers chauds que n’importe quel autre endroit qui me vient à l’esprit, et profondément spirituelle avec de nombreux grands temples et de petits autels dans chaque rue (presque tous les taxis ont une représentation de l’esprit du Bouddha peinte au plafond, au-dessus du conducteur). Vous pouvez marcher le long d’une avenue à grande circulation et trouver dans une ruelle latérale une enfilade de petits ateliers à ciel ouvert où des types martèlent de petites plaques d’or jusqu’à les transformer en fines feuilles, à l’intention des dévots qui les plaqueront sur les statues de Bouddha. Tous les Bouddhas des grands temples sont dorés, même leur dos, que personne ne voit pourtant ; les Thaïlandais disent « dorer le dos du Bouddha » lorsqu’ils font une bonne action en secret.
Enfin, Bangkok est, comme l’a dit Maugham au sujet de Monaco, « un endroit ensoleillé pour des gens qui veulent vivre à l’ombre ». C’est l’un de ces lieux où la moralité est attaquée de partout et qui attire toutes sortes de gens louches. Parmi les expatriés, on trouve un nombre stupéfiant d’escrocs, d’espions à la retraite, d’obsédés sexuels, des gens qui cherchent le Nirvana, l’adepte de la méditation en sandale achetée au Népal et le camé au Black tar achetée à Goa. Tous se côtoient dans ce bouillon de culture.
Bangkok était prédestinée à devenir un personnage. Je dis souvent que les histoires que je raconte dans mes livres (chacun d’entre eux contient trois ou quatre histoires imbriquées l’une dans l’autre) n’auraient pas pu arriver ailleurs – ou alors, elles auraient été différentes. J’élabore l’intrigue en tenant compte des particularités de Bangkok. Je sais où nous sommes à chaque page, et je donne toujours au lecteur un aperçu des lieux – pas uniquement visuel, je mentionne les odeurs, les bruits, les gens, tout ce qui peut venir renforcer la scène.
La citation que je préfère sur la façon dont j’utilise la ville comme cadre a été faite par Ken Bruen, suite à la lecture de The Queen of Patpong : « John Burdett écrit au sujet de Bangkok, Tim Hallinan est… Bangkok. »
Je suis conscient d’être un outsider à Bangkok ou au Cambodge. Toutefois, leurs habitants sont des gens généreux, ils font de leur mieux pour que vous puissiez entrer dans leur monde.

La famille de Rafferty est présente dans chaque roman, mais elle est vraiment mise en avant, et elle est même le sujet de The Queen of Patpong. Comment s’est fondée cette famille?
Cela me surprend toujours quand je me rends compte que j’ai commencé avec l’idée d’écrire une série de thrillers pour finir par raconter l’histoire d’une famille. Désormais ses membres sont les personnages les plus importants pour moi. À chaque nouveau roman, quand je décris pour la première fois cette famille de trois personnes qui vaquent à leurs occupations dans ce living-room, avec sa fenêtre coulissante, son canapé et le pouf en cuir blanc, j’ai un pincement de cœur, le même que j’éprouve lorsque j’entre dans mon living-room après plusieurs mois d’absence.
Ensuite, je savais que je ne voulais pas que Poke soit solitaire. Je ne vois aucune raison pour laquelle les protagonistes de thrillers devraient être systématiquement esseulés. En plus, comme je ne suis pas Thaïlandais, et que je ne le serai jamais, je sais qu’il y a des tas de trucs que je ne comprends au sujet de la Thaïlande et de la vie ici, et je voulais mettre en relief le fait que Poke est un outsider tout en lui donnant une bonne raison de mieux connaître ce pays. Il aime Rose et Miaow, et il doit comprendre leur monde s’il veut trouver sa place et vivre avec elles. C’est l’idée prédominante de A Nail Through the Heart et elle est illustrée quand Rose décline sa demande en mariage, en partie parce qu’il ne comprend pas à quel point ce serait catastrophique pour elle si elle se trompait.
Cela m’intéresse d’écrire au sujet d’une famille, parce que cela me permet d’évoquer en pointillé ma relation avec mon épouse et aussi parce que je n’ai jamais été père, alors que Poke, lui, a une petite fille, Miaow. La chose la plus étrange dans tout ça, c’est que Miaow est le membre de la famille pour lequel j’ai le plus de facilité à écrire alors que je n’ai même pas de sœur ! Quelque part au fond de moi, il y a une Thaïlandaise préadolescente qui essaie de se manifester (que de temps en temps, heureusement).

Comment intégrez-vous les lieux dans vos récits ? Y portez-vous une attention particulière pour certaines scènes ou est-ce plutôt un arrière-plan pour vous ?
C’est une question intéressante, parce que je pense que le cadre est inutile s’il ne reflète pas les personnages ou si les personnages ne s’y reflètent pas. Nous le voyons à travers leurs yeux, comme nous voyons leur impatience, leur peur, leur appréciation de la situation ou quoique la ville leur inspire à ce moment-là. Les décors qui ressemblent à un tableau, comme les panneaux utilisés au théâtre ne me sont d’aucune utilité. Je veux que le lecteur sente que je sais de quoi je parle, je veux qu’il voie ce qu’il y a de l’autre côté de la vitrine, dans le quartier d’à côté – et qu’il ait vraiment l’impression que je peux les emmener là-bas. Tout tourne autour de Bangkok dans cette série. Poke Rafferty, un écrivain-voyageur américain, en est le protagoniste et sa femme thaïlandaise, Rose, et leur fille adoptive, une orpheline des rues nommée Miaow, sont les personnages féminins, mais Bangkok plane toujours au-dessus d’eux. Et, bien sûr, elles en sont de purs produits. 

Comment Poke se comporte-t-il dans cet environnement ? Est-il originaire de cette ville ou plutôt une pièce rapportée ? Est-il un habitant récalcitrant ou enthousiaste ? La voit-il de façon cynique ou lui donne-t-elle la pêche ? Et réciproquement, comment ce cadre affecte-t-il votre personnage principal ?
Quand Poke arrive à Bangkok, avant l’époque à laquelle se déroule le premier roman de la série, A Nail Through The Heart, il vient écrire un nouveau livre d’une série de guides de voyage pour les gens qui cherchent à se mettre dans des situations périlleuses. Il […] débarque à Bangkok avec l’idée de voir ce qui s’y passe, de pondre un livre et de recommencer ailleurs. Mais Bangkok l’éblouit, tout comme cela m’est arrivé, et il tombe amoureux de cette ville. Ensuite, il tombe amoureux de Rose, une ancienne danseuse qui a exercé dans le tristement célèbre quartier de Patpong, puis il rencontre Miaow, une petite orpheline de 7-8 ans qui vit dans la rue, et il l’adopte. Dans A Nail Through the Heart, Poke vit avec Rose […] et Miaow.
Puis Rafferty réalise qu’il avait considéré toutes ces autres sociétés comme si elles étaient derrière la vitrine épaisse d’un grand magasin et que s’il veut être heureux, s’il veut fonder cette famille à laquelle il tient tant (à condition de rester en vie suffisamment longtemps), alors il allait devoir passer de l’autre côté de cette vitrine. […]

Poke Rafferty est un Farang, un étranger vivant en Thaïlande. Vous considérez-vous vous-même comme un Farang, en Thaïlande et au Cambodge ?
[…] Je ne me berce pas d’illusions. Je ne crois pas être de l’autre côté de la vitrine en Thaïlande. Je crois pourtant en savoir plus au sujet de ce pays qu’un touriste ou que quelqu’un qui croit tout ce qu’il voit sans réaliser que c’est juste un spectacle pour en mettre plein la vue.
J’aime l’ambiguïté de Poke et de Bangkok. J’aime le paysage moral qui est encore plus équivoque. À Bangkok, l’enjeu pour les hommes et les femmes, ce sont les besoins de première nécessité, pas le luxe et le superflu. […]

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