Tew Bunnag est connu des francophones en tant que professeur de tai-chi et quelques écoles en Europe enseignent encore sa méthode. Mais il est aussi l'auteur de livres écrits en anglais ; certains ont été traduits en espagnol et en italien : The Naga's Journey, Fragile Days, After the wave.
Une femme libérée est donc la première nouvelle de Tew Bunnag traduite en langue française.
Tew Bunnag est thaïlandais, il fait même partie de l'une des plus éminentes familles du pays, proche de la royauté. L'un de ses ancêtres, Chuang Bunnag dit « Si Suriyawongse » a d'ailleurs été Régent du Siam alors que le futur roi Chulalongkorn était mineur.
Mais Tew a préféré fuir les feux de la rampe et les mondanités pour mener une vie simple consacrée à la méditation, à l'action dans diverses organisations caritatives et à l'écriture.
Interview
Pouvez-vous nous parler de votre enfance ?
Mon père a été nommé à un poste de diplomate à Londres quand j'étais très jeune et j'ai dû quitter la Thaïlande sans vraiment comprendre pourquoi. Je me suis retrouvé dans un monde complètement nouveau pour moi, immergé dans une culture à laquelle il fallait m'adapter. À cette époque <NdE : les années cinquante>, les différences entre l'Occident et l'Orient étaient bien plus marquées. Ma mère était une traductrice reconnue et c'est ainsi que j'ai grandi entouré de livres.
Quel était votre livre favori, à l'époque ?
Les milles et une nuits. Il m'arrive de le relire encore maintenant, celui-là même que j'avais lorsque j'avais sept ans. J'ai ensuite lu, toujours en anglais, Le seigneur des anneaux.
Comment votre éducation anglaise vous a-t-elle transformé ?
Je crois qu'en apprenant à vivre entre deux cultures, j'ai pris du recul par rapport à la société thaïlandaise. Je suis en mesure de me rendre compte de détails révélateurs, de subtilités, qu'aucun de mes amis thaï ne peut percevoir. C'est parce que je vois les choses avec un œil extérieur, sous un angle différent.
Quels messages voulez-vous faire passer dans vos écrits ?
Je ne crois pas que mes livres délivrent vraiment un message, mais ils posent plutôt des questions. Questionner me semble plus important qu'asséner un message. C'est pourquoi je préfère la fiction. Ne vous méprenez pas, j'ai quand même des idées à faire passer. Je pense que nous <NdE : les Thaïlandais> devrions plus regarder où nous allons au lieu de foncer tête baissée, disons, vers un supermarché géant.
Quelles questions posez-vous ?
La société actuelle est très différente de celle dans laquelle je suis né <NdE : en 1947, à Bangkok>. Il y a eu beaucoup de changements et cela continue, de plus en plus vite. Toutefois, il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant que cette société soit juste et morale. La moralité occupe une place centrale dans mes écrits. Comment vivre vertueusement à une époque où tous les repères sont brouillés ? Comment maintenir son intégrité dans un environnement où la corruption est omniprésente ? Comment se racheter après avoir fait le mal ?
Est-ce la désuétude de la spiritualité aggrave les problèmes ?
Je suis convaincu que les problèmes de la Thaïlande moderne trouvent leur origine dans le fait que l'acquisition de biens matériels est devenue la préoccupation prédominante, presque obsessionnelle, et qu'elle engendre la cupidité. Je pense que c'est le moment de réfléchir à tête reposée au genre de vie que nous souhaitons mener, à ce que nous voulons garder ou au contraire éliminer des traditions, au lieu de rester figés sur place et de se laisser emporter par le consumérisme.
Je ne crois pas que la spiritualité soit vraiment en perte de vitesse ; il y a toujours quantité de gens qui vont au temple, pour prier et méditer. Mais ce qui me dérange, c'est que ces pratiques sont désormais polluées par des considérations matérialistes. Ainsi, les gens vont au temple et prient pour gagner au loto ou pour quelque avantage en nature. Heureusement, on trouve encore des gens foncièrement bons et désintéressés. Pendant l'inondation, j'ai vu beaucoup de générosité et de don de soi. J'ai pu constater la même chose dans le Sud après le tsunami. Les catastrophes naturelles font ressortir ce qu'il y a de meilleur en nous, au moment où le pire surgit. J'assiste à des témoignages d'altruisme quasiment chaque jour que je passe à Klong Toey, parmi les gens les plus pauvres de Bangkok, et c'est une source d'inspiration pour moi. Alors, je crois qu'il faut développer ces qualités qui élèvent l’individu et parvenir à voir comment elles embellissent la vie. Pour moi, il faut que nous sortions de cette époque compliquée pour aller vers des temps nouveaux dominés par une spiritualité épurée, en commençant par nous réjouir de notre petite place dans l'ordre sacré des choses. Le matérialisme, cette poursuite de biens qui ne nous rendent pas heureux, quel casse-tête en définitive.
Pourquoi écrivez-vous en anglais plutôt qu'en thaï ? Qu'est-ce qui différencie les deux langages ?
Le thaï est une langue merveilleuse pour l'expression orale, pour raconter des histoires, pour converser. Sa richesse réside dans son espièglerie, parce que vous pouvez faire des rimes non seulement avec les syllabes mais aussi avec les tons, et, de cette façon, vous pouvez sembler dire une chose et son contraire dans la même phrase. Par contre, à mon humble avis, je ne trouve pas que le thaï convienne pour la littérature. Pour prendre un exemple simple, celui du conditionnel passé, qui permet d'exprimer l'eventualité. Il existe en anglais et dans de nombreuses autres langues européennes, mais pas en thaï littéraire ; il faut alors trouver des solutions qui ne sont pas élégantes.
Dans votre roman The Naga's Journey, publié en 2007, vous prédisiez une inondation majeure à Bangkok et vous donniez des détails qui se sont révélés étonnamment exacts. À votre avis, comment protéger la capitale, qui après tout est construite sur d'anciens marécages ?
J'adhère de plus en plus à une idée qui est dans l'air depuis un moment… celle de déplacer la capitale à Nakhon Nayok ! La ville de Bangkok m'effraie. Nous avons vu à quel point elle était dysfonctionnelle ces trente dernières années. Nous savons qu'elle s'enfonce et que la population a augmenté très rapidement sans que les infrastructures pour les accueillir suivent. Chaque jour, nous pouvons voir qu’il n'y a pas assez de routes pour toutes les voitures. Que faut-il de plus avant que notre bon sens nous dise que ce n'est pas un environnement sain et durable ? Quand je séjourne à Bangkok, je passe beaucoup de temps à Klong Toey. Quand il se met à pleuvoir, au bout de dix minutes, les égouts dégorgent d'une eau noire dans les ruelles puis dans les maisons ; et je ne parle pas d'inondations. Les anciens canaux ont été bouchés, il y a longtemps, alors que cet endroit a été construit sur des marécages et la mangrove. Maintenant, c'est une ville qui repose sur une saleté stagnante et mortelle. Il y a une épidémie tapie là en dessous qui ne demande qu'à éclater, inondation ou pas.
Êtes-vous de nature pessimiste ou optimiste ?
Ma mère me disait souvent : « Réjouis-toi, le pire est encore à venir ». C'est que j'ai toujours essayé de faire.
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Fidèle à ses idéaux, Tew Bunnag a surtout participé au projet Bangkok Noir parce qu'il comporte un volet humanitaire. En effet, les douze auteurs reverseront la moitié de leurs droits à une association qui finance les études universitaires de cinq jeunes filles karens.
Une femme libérée reprend les thèmes chers à cet auteur : Nong Maew, la jeune maîtresse attitrée d'un Thaïlandais fortuné, est tiraillée entre son besoin de liberté et le confort que lui offre sa vie de mia noi. Lorsqu'elle se rend compte que son ami Phi Nok, un jeune homosexuel, a un temps été l'amant de son bienfaiteur, elle croit disposer là du moyen d'arriver à ses fins…
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Extrait :
Nong Maew n'avait jamais révélé le nom de son protecteur. Elle l'appelait toujours « Darling », en accentuant la dernière syllabe pour que ça sonne thaï. C'était comme cela qu'ils s'appelaient l’un l’autre, lui avait-elle dit la première fois qu'elle en avait parlé. Nong Maew l’avait rencontré en boîte deux ans auparavant et, un jour, il lui avait proposé à brûle-pourpoint de devenir sa maîtresse. Elle avait ajouté qu'il avait plutôt belle allure pour quelqu’un âgé de 68 ans, et, naturellement, qu'il était plein aux as. Ce dernier détail faisait toute la différence. Pour quelle autre raison gâcherait-elle sa jeunesse avec un homme marié qui avait l’âge d’être son grand-père et qui n'avait nullement l'intention de s'engager avec elle ?
Alors que la famille passait devant Nong Maew et Phi Nok en descendant vers le deuxième étage, l'homme qu'elle appelait « Darling » regarda dans leur direction. La femme leur tournait le dos et le garçon portait son attention sur un poster de film qui pendait du balcon. Nong Maew évita son regard. À la place, elle afficha un visage impassible et indifférent, tout en fixant l'espa¬ce qui se trouvait devant elle. Ce faisant, elle ne se rendit pas compte que ce n'était pas elle que Darling regardait, mais son compagnon. Au moment où ils se croisèrent, il reconnut Phi Nok, et son visage s'illumina spontanément, à n’en pas douter au réveil de souvenirs agréables.
[…]
Il continua son récit, s’adressant à son reflet dans la vitre, comme s’il revivait un épisode de sa vie, intime et douloureux.
Si Nong Maew fut surprise de ce qu’elle entendait, elle réussit à ne pas le montrer. Elle se doutait depuis quelque temps déjà que Darling était bisexuel, mais elle n’avait jamais imaginé que son intuition lui serait confirmée par quelqu’un d’aussi proche. Par son meilleur ami par-dessus le marché ! Et maintenant, Phi Nok essayait de dépeindre ce qui aurait dû n’être qu’une rencontre professionnelle en une espèce de grande aventure amoureuse. En apparence, elle gardait son calme, mais un tourbillon de pensées contradictoires agitait son esprit, surtout lorsqu’il eut le culot d’essayer de la convaincre de partager Darling avec lui :
« Allez, il y en a assez pour nous deux avec cet homme, plaida-t-il sans aucune honte. »
Nong Maew, qui avait à peine touché à son assiette, trouva dans ce dernier argument matière à répliquer. Elle choisit ses mots avec soin, et se lança dans une tirade subtile d’indignation retenue. D’un ton rempli d’arrogance, elle dit à Phi Nok qu’elle pensait que la romance entre lui et Khun Taworn avait com¬mencé dans un bordel gay, haut de gamme, certes, mais un bordel quand même. Et comment osait-il s’immiscer dans son bonheur alors qu’elle avait déjà fait tout le gros du travail ? Mais, pendant qu’elle tentait de le décourager de se lancer dans un jeu avec son Darling, Nong Maew avait bien conscience que Phi Nok, étant donné sa cupidité et sa nature lascive, était déjà en train de préparer son coup.
© Tew Bunnag, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française
Coup de projecteur sur la traductrice :
Nathalie Gentaz est une journaliste indépendante qui collabore avec plusieurs médias de presse écrite et de télévision. Après l'obtention de son master de journalisme international à l'université de la City à Londres et la carte de presse française en poche, elle a décidé de s'installer en Thaïlande pour parcourir l'Asie du Sud-Est à la recherche de nouveaux sujets.