Éditions GOPE, 240 pages, 13x19 cm, 17.85 €, ISBN 978‐2‐9535538‐8‐8

jeudi 14 juin 2012

Une femme libérée, Tew Bunnag


Tew Bunnag est connu des francophones en tant que professeur de tai-chi et quelques écoles en Europe enseignent encore sa méthode. Mais il est aussi l'auteur de livres écrits en anglais ; certains ont été traduits en espagnol et en italien : The Naga's Journey, Fragile Days, After the wave.

Une femme libérée est donc la première nouvelle de Tew Bunnag traduite en langue française.

Tew Bunnag est thaïlandais, il fait même partie de l'une des plus éminentes familles du pays, proche de la royauté. L'un de ses ancêtres, Chuang Bunnag dit « Si Suriyawongse » a d'ailleurs été Régent du Siam alors que le futur roi Chulalongkorn était mineur.
Mais Tew a préféré fuir les feux de la rampe et les mondanités pour mener une vie simple consacrée à la méditation, à l'action dans diverses organisations caritatives et à l'écriture.

Interview

Pouvez-vous nous parler de votre enfance ?
Mon père a été nommé à un poste de diplomate à Londres quand j'étais très jeune et j'ai dû quitter la Thaïlande sans vraiment comprendre pourquoi. Je me suis retrouvé dans un monde complètement nouveau pour moi, immergé dans une culture à laquelle il fallait m'adapter. À cette époque <NdE : les années cinquante>, les différences entre l'Occident et l'Orient étaient bien plus marquées. Ma mère était une traductrice reconnue et c'est ainsi que j'ai grandi entouré de livres.

Quel était votre livre favori, à l'époque ?
Les milles et une nuits. Il m'arrive de le relire encore maintenant, celui-là même que j'avais lorsque j'avais sept ans. J'ai ensuite lu, toujours en anglais, Le seigneur des anneaux.

Comment votre éducation anglaise vous a-t-elle transformé ?
Je crois qu'en apprenant à vivre entre deux cultures, j'ai pris du recul par rapport à la société thaïlandaise. Je suis en mesure de me rendre compte de détails révélateurs, de subtilités, qu'aucun de mes amis thaï ne peut percevoir. C'est parce que je vois les choses avec un œil extérieur, sous un angle différent.

Quels messages voulez-vous faire passer dans vos écrits ?
Je ne crois pas que mes livres délivrent vraiment un message, mais ils posent plutôt des questions. Questionner me semble plus important qu'asséner un message. C'est pourquoi je préfère la fiction. Ne vous méprenez pas, j'ai quand même des idées à faire passer. Je pense que nous <NdE : les Thaïlandais> devrions plus regarder où nous allons au lieu de foncer tête baissée, disons, vers un supermarché géant.

Quelles questions posez-vous ?
La société actuelle est très différente de celle dans laquelle je suis né <NdE : en 1947, à Bangkok>. Il y a eu beaucoup de changements et cela continue, de plus en plus vite. Toutefois, il nous reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant que cette société soit juste et morale. La moralité occupe une place centrale dans mes écrits. Comment vivre vertueusement à une époque où tous les repères sont brouillés ? Comment maintenir son intégrité dans un environnement où la corruption est omniprésente ? Comment se racheter après avoir fait le mal ?

Est-ce la désuétude de la spiritualité aggrave les problèmes ?
Je suis convaincu que les problèmes de la Thaïlande moderne trouvent leur origine dans le fait que l'acquisition de biens matériels est devenue la préoccupation prédominante, presque obsessionnelle, et qu'elle engendre la cupidité. Je pense que c'est le moment de réfléchir à tête reposée au genre de vie que nous souhaitons mener, à ce que nous voulons garder ou au contraire éliminer des traditions, au lieu de rester figés sur place et de se laisser emporter par le consumérisme.
Je ne crois pas que la spiritualité soit vraiment en perte de vitesse ; il y a toujours quantité de gens qui vont au temple, pour prier et méditer. Mais ce qui me dérange, c'est que ces pratiques sont désormais polluées par des considérations matérialistes. Ainsi, les gens vont au temple et prient pour gagner au loto ou pour quelque avantage en nature. Heureusement, on trouve encore des gens foncièrement bons et désintéressés. Pendant l'inondation, j'ai vu beaucoup de générosité et de don de soi. J'ai pu constater la même chose dans le Sud après le tsunami. Les catastrophes naturelles font ressortir ce qu'il y a de meilleur en nous, au moment où le pire surgit. J'assiste à des témoignages d'altruisme quasiment chaque jour que je passe à Klong Toey, parmi les gens les plus pauvres de Bangkok, et c'est une source d'inspiration pour moi. Alors, je crois qu'il faut développer ces qualités qui élèvent l’individu et parvenir à voir comment elles embellissent la vie. Pour moi, il faut que nous sortions de cette époque compliquée pour aller vers des temps nouveaux dominés par une spiritualité épurée, en commençant par nous réjouir de notre petite place dans l'ordre sacré des choses. Le matérialisme, cette poursuite de biens qui ne nous rendent pas heureux, quel casse-tête en définitive.

Pourquoi écrivez-vous en  anglais plutôt qu'en thaï ? Qu'est-ce qui différencie les deux langages ?
Le thaï est une langue merveilleuse pour l'expression orale, pour raconter des histoires, pour converser. Sa richesse réside dans son espièglerie, parce que vous pouvez faire des rimes non seulement avec les syllabes mais aussi avec les tons, et, de cette façon, vous pouvez sembler dire une chose et son contraire dans la même phrase. Par contre, à mon humble avis, je ne trouve pas que le thaï convienne pour la littérature. Pour prendre un exemple simple, celui du conditionnel passé, qui permet d'exprimer l'eventualité. Il existe en anglais et dans de nombreuses autres langues européennes, mais pas en thaï littéraire ;  il faut alors trouver des solutions qui ne sont pas élégantes.

Dans votre roman The Naga's Journey, publié en 2007, vous prédisiez une inondation majeure à Bangkok et vous donniez des détails qui se sont révélés étonnamment exacts. À votre avis, comment protéger la capitale, qui après tout est construite sur d'anciens marécages ?
J'adhère de plus en plus à une idée qui est dans l'air depuis un moment… celle de déplacer la capitale à Nakhon Nayok ! La ville de Bangkok m'effraie. Nous avons vu à quel point elle était dysfonctionnelle ces trente dernières années. Nous savons qu'elle s'enfonce et que la population a augmenté très rapidement sans que les infrastructures pour les accueillir suivent. Chaque jour, nous pouvons voir qu’il n'y a pas assez de routes pour toutes les voitures. Que faut-il de plus avant que notre bon sens nous dise que ce n'est pas un environnement sain et durable ? Quand je séjourne à Bangkok, je passe beaucoup de temps à Klong Toey. Quand il se met à pleuvoir, au bout de dix minutes, les égouts dégorgent d'une eau noire dans les ruelles puis dans les maisons ; et je ne parle pas d'inondations. Les anciens canaux ont été bouchés, il y a longtemps, alors que cet endroit a été construit sur des marécages et la mangrove. Maintenant, c'est une ville qui repose sur une saleté stagnante et mortelle. Il y a une épidémie tapie là en dessous qui ne demande qu'à éclater, inondation ou pas.

Êtes-vous de nature pessimiste ou optimiste ?
Ma mère me disait souvent : « Réjouis-toi, le pire est encore à venir ». C'est que j'ai toujours essayé de faire.

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Fidèle à ses idéaux, Tew Bunnag a surtout participé au projet Bangkok Noir parce qu'il comporte un volet humanitaire. En effet, les douze auteurs reverseront la moitié de leurs droits à une association qui finance les études universitaires de cinq jeunes filles karens.

Une femme libérée reprend les thèmes chers à cet auteur : Nong Maew, la jeune maîtresse attitrée d'un Thaïlandais fortuné, est tiraillée entre son besoin de liberté et le confort que lui offre sa vie de mia noi. Lorsqu'elle se rend compte que son ami Phi Nok, un jeune homosexuel, a un temps été l'amant de son bienfaiteur, elle croit disposer là du moyen d'arriver à ses fins…
© violetz_85
www.flickr.com/photos/28795091@N00/366426173/
Extrait :

Nong Maew n'avait jamais révélé le nom de son protecteur. Elle l'appelait toujours « Darling », en accentuant la dernière syllabe pour que ça sonne thaï. C'était comme cela qu'ils s'appelaient l’un l’autre, lui avait-elle dit la première fois qu'elle en avait parlé. Nong Maew l’avait rencontré en boîte deux ans auparavant et, un jour, il lui avait proposé à brûle-pourpoint de devenir sa maîtresse. Elle avait ajouté qu'il avait plutôt belle allure pour quelqu’un âgé de 68 ans, et, naturellement, qu'il était plein aux as. Ce dernier détail faisait toute la différence. Pour quelle autre raison gâcherait-elle sa jeunesse avec un homme marié qui avait l’âge d’être son grand-père et qui n'avait nullement l'intention de s'engager avec elle ? 
Alors que la famille passait devant Nong Maew et Phi Nok en descendant vers le deuxième étage, l'homme qu'elle appelait « Darling » regarda dans leur direction. La femme leur tournait le dos et le garçon portait son attention sur un poster de film qui pendait du balcon. Nong Maew évita son regard. À la place, elle afficha un visage impassible et indifférent, tout en fixant l'espa¬ce qui se trouvait devant elle. Ce faisant, elle ne se rendit pas compte que ce n'était pas elle que Darling regardait, mais son compagnon. Au moment où ils se croisèrent, il reconnut Phi Nok, et son visage s'illumina spontanément, à n’en pas douter au réveil de souvenirs agréables. 
[…]
Il continua son récit, s’adressant à son reflet dans la vitre, comme s’il revivait un épisode de sa vie, intime et douloureux. 
Si Nong Maew fut surprise de ce qu’elle entendait, elle réussit à ne pas le montrer. Elle se doutait depuis quelque temps déjà que Darling était bisexuel, mais elle n’avait jamais imaginé que son intuition lui serait confirmée par quelqu’un d’aussi proche. Par son meilleur ami par-dessus le marché ! Et maintenant, Phi Nok essayait de dépeindre ce qui aurait dû n’être qu’une rencontre professionnelle en une espèce de grande aventure amoureuse. En apparence, elle gardait son calme, mais un tourbillon de pensées contradictoires agitait son esprit, surtout lorsqu’il eut le culot d’essayer de la convaincre de partager Darling avec lui :
« Allez, il y en a assez pour nous deux avec cet homme, plaida-t-il sans aucune honte. » 
Nong Maew, qui avait à peine touché à son assiette, trouva dans ce dernier argument matière à répliquer. Elle choisit ses mots avec soin, et se lança dans une tirade subtile d’indignation retenue.  D’un ton rempli d’arrogance, elle dit à Phi Nok qu’elle pensait que la romance entre lui et Khun Taworn avait com¬mencé dans un bordel gay, haut de gamme, certes, mais un bordel quand même. Et comment osait-il s’immiscer dans son bonheur alors qu’elle avait déjà fait tout le gros du travail ? Mais, pendant qu’elle tentait de le décourager de se lancer dans un jeu avec son Darling, Nong Maew avait bien conscience que Phi Nok, étant donné sa cupidité et sa nature lascive, était déjà en train de préparer son coup.

© Tew Bunnag, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française


Coup de projecteur sur la traductrice :

Nathalie Gentaz est une journaliste indépendante qui collabore avec plusieurs médias de presse écrite et de télévision. Après l'obtention de son master de journalisme international à l'université de la City à Londres et la carte de presse française en poche, elle a décidé de s'installer en Thaïlande pour parcourir l'Asie du Sud-Est à la recherche de nouveaux sujets. 

dimanche 10 juin 2012

Bangkok Noir est disponible

Vous pouvez le commander :
  1. directement auprès de l'éditeur au moyen du bouton PayPal " Acheter " ci-contre (paiement sécurisé en ligne par PayPal ou CB, frais de port offerts, remise de 5 %) ;
  2. ou chez votre libraire préféré.

Un extrait peut être consulté en cliquant sur le bouton " FEUILLETER UN EXTRAIT " ci-contre !
© Samantha Oulavong
www.flickr.com/photos/travelbug_sam/2261486287/in/set-72157594578217877

Peut-être aurez-vous reconnu le modèle de la couverture de Bangkok Noir ?...
Il s'agit de Samantha Oulavong, une talentueuse photographe qui a réalisé une série d'autoportraits assez saisissants : www.flickr.com/photos/travelbug_sam/sets/72157594578217877

jeudi 7 juin 2012

Dauphins S.A., Christopher G. Moore


Christopher G. Moore, originaire du Canada, vit en Thaïlande depuis plus de vingt ans. Écrivain prolifique, il est aussi éditeur chez Heaven Lake Press (Bangkok). Moore est l’auteur de la série de romans policiers Vincent Calvino, dont seul Zéro heure à Phnom Penh a été traduit en français. Spécialiste du «hardboiled», il s'essaie avec Dauphin S.A. au «cyberpunk» ; si vous avez aimé Matrix, Inception, ou Tron, vous ne serez pas dépaysés.

Inspiré de l'action réelle de l'activiste écologiste Paul Watson – ou écoterroriste selon les opinions -, qui, avec son navire Sea Shepherd, lutte contre la pêche des cétacés, cette nouvelle commence par une tentative d'assassinat…
© Babak Fakhamzadeh
www.flickr.com/photos/mastababa/2354500533/in/pool-48849839@N00
www.babakfakhamzadeh.com
Extrait :

Un frisson parcourt l’assistance à la vue du sang qui gicle de dizaines de dauphins massacrés, éventrés, leurs chairs poignardées, lacérées, tranchées par les villageois. Tanaka se met soudain à hurler en japonais. Quelques hommes du premier rang se précipitent vers l’écran pour le camoufler de leurs corps imposants. D’autres se ruent vers la cabine de projection, au fond de la salle. Chinapat les entend jurer dans leur langue.
« Mesdames et messieurs, notre film a été saboté. Ceux qui haïssent le Japon ne reculent devant rien pour nous nuire. Ce que vous voyez là est un exemple de l’impérialisme culturel anglo-saxon. Ils cherchent ainsi à s’ingérer et à détruire nos traditions. Ensemble, nous devons lutter contre ces gens. »
Les Japonais dans l’assistance applaudissent. Quelques secondes après, ils sont même debout pour ovationner Tanaka. C’est son heure de gloire. Il va même jusqu’à sourire avant de s’incliner devant l’assemblée. Ses hommes ont du mal à pénétrer dans la cabine de projection, la porte étant verrouillée de l’intérieur.
« Au Japon, nous nous soumettons au principe de consommation durable. Les dauphins sont une ressource renouvelable. »
Chinapat a le regard rivé sur la scène, hypnotisé par la mer de dauphins morts ou agonisants qui ondule sur les visages et les torses des hommes-écrans qui se tiennent épaule contre épaule comme s’ils avaient répété cette formation. La couleur écarlate de la baie lui rappelle celle du Fanta à la fraise, l’une de ses boissons préférées étant enfant. Dans les autres rangées, l’heure est à la consternation et à la colère. Les femmes sont horrifiées par le spectacle de ces pêcheurs auparavant si humbles et qui désormais massacrent allègrement les dauphins. Elles sont soudainement en proie à un émoi de groupe comme le serait une volée d’oiseaux ayant repéré les rondes menaçantes d’un rapace. Elles ravalent leur salive bilieuse alors que la rumeur d’un dégoût teinté de désespoir monte.
La bande s’arrête enfin. Les hommes qui cachaient l’écran s’en retournent à leurs sièges. D’autres sortent de la cabine de projection, y abandonnant l’un des leurs pour qu’il garde un œil sur le projectionniste. 
Après s’être excusé pour l’interruption et avoir promis des poursuites, Tanaka reprend son discours : « Ce que vous venez de voir est l’œuvre de terroristes. »
Une partie considérable du public lance des vivats. Parmi ceux qui applaudissent, Chinapat en aperçoit plusieurs qui n’ont plus d’auriculaire, ce qui ne les empêche pas de faire autant de bruit que les autres. Au même instant, une séduisante jeune Thaïlandaise à la crinière noire, zébrée de mèches rouges, pénètre dans la salle par l’une des portes latérales. Ne faisant guère plus de dix-sept ou dix-huit ans, elle porte une minijupe moulante avec une chemisette d’un blanc éclatant, aux boutons si reluisants qu’on dirait des médailles militaires. Elle s’avance droit vers Chinapat et s’assoit à côté de lui.
« Je sais qui tu es, lui dit-elle. J’ai un message pour toi.
Il ne la reconnaît pas tout de suite.
— Tu dois me confondre avec quelqu’un d’autre, petite sœur, répond-il.
— C’est un piège, poursuit-elle, fixant la scène des yeux. On s’est fait berner.
— Ce n’est pas mon interprétation, dit-il.
Seven, c’est son nom, s’attendait à être contredite.
— C’est parce que tes calculs sont faux à partir du point 4.
Il parcourt la séquence du début à la fin.
— Merde, tu as raison, admet-il bouche bée. Comment est-ce possible ?
Elle se penche vers lui et murmure :
— Tu étais pressé. Maintenant, nous n’avons plus beaucoup de temps. Mais je vais nous tirer de là. »

© Christopher G . Moore, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française


Coup de projecteur sur le traducteur :

Jérôme Bouchaud vit depuis neuf ans en Asie. Il a écrit et contribué à une dizaine de guides du Petit Futé pour l'Asie du Sud-Est et il est aussi l'auteur de Malaisie, modernité et traditions en Asie du Sud-Est.
Il a traduit Trois autres Malaisie, paru aux Éditions GOPE.

mercredi 6 juin 2012

Crâne-Coupé, Colin Cotterill


Retrouvez Colin Cotterill (l'auteur de Le déjeuner du coroner et La dent du Bouddha), son humour et son goût pour les esprits frappeurs, dans Crâne-Coupé, une histoire gore un poil déjantée.

Samart Wichaiwong, alias Professeur Wong, est un charlatan qui vivote en se faisant passer pour un shaman. Ses prétendus contacts dans l'au-delà lui communiqueraient toutes sortes d'informations utiles, comme les numéros gagnant de la loterie, mais c'est quand il commence à retrouver des personnes recherchées que la police décide de le recruter...
Wat Rong Khun, Chiang Rai
© beggs
www.flickr.com/photos/beggs/6590225885/
Extrait :

Samart Wichaiwong, alias Professeur Wong, s’était réveillé en sursaut ce matin-là, les jambes s’agitant hors du lit, comme si son moi conscient, pris de panique, cherchait à fuir son subconscient. Ce n’était pas la première fois que Crâne-Coupé le poursuivait en rêve et le tirait du sommeil : elle était une vision d’horreur. Elle lui rappelait sans cesse ce spectacle de cabaret où un transformiste, encadré de chaque côté par des rideaux, est un homme quand il montre son profil gauche et une femme quand il montre l’autre. Spectacle saisissant s’il en est. Mais lorsque Crâne-Coupé se mettait de profil, on assistait en direct à un cours d’anatomie appliquée. Une partie de son crâne était absente : il avait été sauvagement coupé en deux. L’œil rouge, la moitié du nez et, s’échappant de la mâchoire gauche, une langue d’un noir visqueux dégoulinante de bave. Toute cette bave qui le révulsait au plus haut point. Samart écarta le souvenir du cauchemar qui hantait ses nuits et partit à tâtons à la recherche d’un fond de bouteille d’Archa, vestige de sa cuite de la veille. Il but la bière d’un trait. Elle ne parvint pas à lui faire oublier le goût infect qu’il avait dans la bouche, mais il avait besoin d’avaler quelque chose.
[…]
Deux officiers, à l’uniforme café au lait, étaient assis face à la scène sur une natte de paille inconfortable ; ils regardaient fixement Samart, assis lui en tailleur sur un coussin face à eux et apparemment en transe. Autour de lui s’entassaient animaux en porcelaine, reptiles en bocaux au regard voilé, fioles de différentes couleurs, bouteilles et crânes de toutes les tailles possibles et imaginables, issus du règne humain comme animal. Le rideau était tiré et une petite lampe d’aquarium éclairait Samart par en dessous, projetant une ombre qui étirait les traits de son visage. Ses yeux injectés de sang, indice d’une énième nuit blanche, fixaient le vide. Ce spectacle avait réussi à en impressionner plus d’un, mais le public du jour n’était pas acquis à sa cause.
« On est censé rester combien de temps assis là comme des potiches ? demanda le colonel, la quarantaine, râblé, la mine aussi rude que les manières. 
— Il va bientôt se réveiller, colonel, l’assura son coéquipier.
Le capitaine Pairot était la copie conforme de son supérieur, les kilos en moins. Une peau flasque dégoulinait de son visage. Mais étant donné la forte propension des fonctionnaires de poli¬ce thaïlandais à donner dans la corruption, il y avait fort à parier qu’il trouverait à se remplumer bien assez tôt.
Son esprit va prendre conscience de notre présence ici sur terre et quittera l’au-delà pour venir nous rejoindre, dit-il. 
— Ah ouais ? Et ça va durer combien de temps cette histoire ?
— Peut-être une demi-heure.

© Colin Cotterill, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française

Traduit de l'anglais par Violaine Lenthéric

Mille et une nuits, Pico Iyer

Pico Iyer est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le mondialisme et le voyage, dont, traduits en français, Abandon, L’Homme global et Les Chemins du Dalaï-Lama. Presque inconnu en France, Iyer est un écrivain voyageur culte dans le monde anglo-saxon. Très prolifique, il signe un nombre incalculable d'articles, produits au rythme d'une dizaine par mois, aussi bien pour Time Magazine, New York Review of Books ou quelque revue bouddhiste.

Dans cette nouvelle, intrigante, parfois déconcertante, d'un onirisme frôlant la fantasmagorie, l'auteur continue à bousculer nos idées reçues. Un Anglais, veuf depuis peu, écrit un email à sa soeur, d'un cybercafé de Bangkok où il s'est échoué sans trop savoir pourquoi. Cet outsider, à la dérive entre son ancienne vie à jamais perdue et une nouvelle, qui n'est encore qu'un mirage lointain, raconte les circonstances de sa rencontre avec deux étranges créatures dans un quartier chaud et ce qu'il en advint.


© Lisa J Andrews
www.lisajandrews.com

Extrait :

En outre, j'étais en plein décalage horaire, arpentant inlassablement les rues après la tombée du jour et me mettant en quête de déjeuner à 3 heures du matin. Tout me semblait étrange et bizarre, comme si, disons, je ne voyais pas les lumières mais seulement leurs reflets dans les flaques. Tout était nébuleux, chatoyant, miroitant : si je me regardais dans une vitrine, je ne reconnaissais pas l'image qu'elle me renvoyait. C'était comme si j'avais laissé mon moi ordinaire et coutumier en Angleterre, et qu’une sorte de silhouette ou de reproduction prenait ma place, sans toucher terre, en apesanteur, dans un état second.
[…]
Dehors, dans la rue, des grappes de filles se refaisaient une beauté, leurs cheveux de soie leur tombant sur le dos en longues flammes noires, au-dessus d’une culotte en peau de léopard, couronnant des jambes faites au moule et montées sur talons aiguilles. La panoplie intégrale.
Elles trottinaient d'un bout à l'autre de la rue, s'amusant follement, entrant à l'occasion dans une salle de billard aux lumières pourpres, ou bien dans un de ces bars ouverts donnant sur la rue ; un jour, l'une d'elles vint se planter devant moi, alors que j'étais assis en train de manger à la terrasse d'un restaurant. Elle me regarda fixement, moitié boudeuse, moitié enjôleuse :
« D’où venez-vous, monsieur, puis-je vous être utile ?
— Non, je tue le temps, tout simplement.
Je dus paraître un peu stupide, mais ne sus que répondre d'autre.
— Vous ne voulez pas une fille ?
Elle n'aurait pu être plus directe.
— Non merci, je suis ici pour affaires.
— Moi aussi, dit-elle, bizness, et elle éclata d’un rire gras. Le bizness, le plaisir, c'est la même chose. Si vous êtes gentil, je vous ferai passer un bon moment.
— Je crois aussi, répondis-je. Demain, peut-être.
— Demain, répéta-t-elle, comme si nous avions échangé une blague salace.
— Vous pas aller avec elle ? demanda le serveur, la voyant repartir.
— Non, moi pas aller, dis-je, me surprenant à imiter leur langage petit-nègre. »
Je regardai autour de moi et me rendis compte tout d'un coup que je n'avais jamais vu autant de belles femmes au même endroit ; en observant de façon plus précise, je compris pourquoi elles étaient si belles. Elles n'étaient pas réelles.

© Pico Iyer, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française


Coup de projecteur sur le traducteur :

Raymond Vergé est titulaire d’une licence de hindi obtenue à l’INALCO en 1992. Agent de maîtrise, puis cadre dans une compagnie d’assistance, il s’expatrie en Thaïlande en 1997. Pigiste aux magazines Gavroche et au Paris-Phuket, il alimente régulièrement le contenu de blogs dédiés au Pays du Sourire :
– thailande-fauxreveur.blog4ever.com
– vignettesdethailande.blog4ever.com

mardi 5 juin 2012

L’inspecteur Zhang et le meurtre du gangster thaï, Stephen Leather


L'énigmatique inspecteur Zhang et sa coéquipière, tous deux officiers de la police de Singapour, sont passagers d'un vol à destination de Bangkok. À l'arrivée, un Thaïlandais est trouvé mort en première classe. Qui l'a tué ? Comment et pourquoi ? Il faudra toute la sagacité de l'inspecteur pour élucider un meurtre apparemment impossible.
Avec ce huis clos, l’auteur nous tient en haleine, à la manière d’Agathie Christie.

Stephen Leather fait partie des auteurs à suspense reconnus au Royaume-Uni. Ses romans les plus vendus ont été traduits dans une dizaine de langues. Par ailleurs, la version française de Private Dancer, son livre autobiographique et autoédité sur ses déboires avec une go-go dancer thaïlandaise, a rencontré un certain succès .
© Terry Moran
www.flickr.com/photos/tezzer57/5418010931
Extrait :

[…] D’ici là, l’inspecteur Zhang de la police de Singapour est prié de se rapprocher au plus tôt d’un membre du personnel navigant.
— C’est votre nom ! s’exclama le sergent Lee.
— En effet, dit l’inspecteur.
Le sergent Lee fit signe à une hôtesse de l’air et montra l’inspecteur Zhang du doigt :
— C’est lui ! fit-elle, l’inspecteur Zhang de la police de Singapour. Et je suis son assistante, le sergent Lee. »
Alors que l’hôtesse se penchait vers lui pour lui parler à l’oreille, l’inspecteur capta des effluves de jasmin : 
 « Inspecteur Zhang, le capitaine souhaiterait s’entretenir avec vous, dit-elle.
— Il y a un problème ? demanda-t-il.
— Le capitaine vous expliquera, répondit-elle en affichant un sourire préfabriqué.
L’inspecteur Zhang se tourna vers le sergent Lee :
— Vous feriez bien de venir avec moi, dit-il, ceci ne peut être que d’ordre professionnel. »
[…]
 « Nous avons un problème, inspecteur. Un passager est mort.
Le pilote indiqua du doigt l’autre côté de la cabine et pour la première fois, l’inspecteur Zhang remarqua une silhouette recroquevillée sous une couverture, avachie contre le fuselage. Le volet du hublot était fermé.    
— Alors, c’est d’un docteur dont vous avez besoin pour déclarer le décès, pas d’un officier de police.
— Mais il n’y a aucun doute sur le fait qu’il soit mort, inspecteur. Par contre, il a été assassiné. 
— Et vous êtes sûr qu’il s’agit bien d’un meurtre et non pas d’une crise cardiaque ou d’une attaque ? Le corps a-t-il été examiné par un docteur ? 
— Selon le chef de cabine, il est bel et bien mort et on a trouvé une importante quantité de sang provenant d’une blessure à la poitrine.
— Qui a recouvert le corps avec une couverture ? demanda l’inspecteur.
— Le chef de cabine, M. Yip. Il a pensé qu’il valait mieux ne pas alarmer les autres passagers. Il ne m’a averti qu’après l’avoir fait. 
— Le corps doit toujours rester découvert sur le lieu du crime, dit l’inspecteur, sinon, une contamination des indices est possible.

© Stephen Leather, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française


Coup de projecteur sur la traductrice :

Violaine Lenthéric vit dans le chaos indien de Chennai par amour de la musique et de la danse. Elle traduit par amour des mots et du silence.

Autant en emporte l'Orient, John Burdett


Retrouvez un John Burdett (et son traducteur habituel, Thierry Piélat) en grande forme dans un thriller qui lorgne du côté du fantastique ! L'auteur nous prouve une nouvelle fois sa connaissance de Bangkok, avec une version moderne d'un mythe populaire thaï.

Contrairement à Sonchaï Jitpleecheep (personnage central des romans Bangkok 8, Bangkok tattoo, Bangkok psycho et Le parrain de Katmandou), le flic atypique qui refuse toute forme de corruption et préfère s'adonner à la méditation pour mener ses enquêtes, le personnage est ici un avocat farang corrompu, quoique prisonnier d’une vie différente de celle dont il avait rêvé.  Au service d'une famille thaïe peu scrupuleuse, il se console d’une épouse aimante mais frigide dans les bras d'une maîtresse du Nord-Est, dont les mystérieux tatouages khmers sont de plus en plus nombreux… 
Mae Nak Phra Khanong
Extrait :

Enfin, ils m’ont adressé des clients. Il faut avoir pratiqué le droit pour se rendre compte à quel point les gens fabuleusement riches sont odieux, méprisables, mesquins, vindicatifs, fascistes, sociopathes, paranoïaques et malsains. Tous ceux qu’ils m’envoyaient entraient dans cette catégorie. Ô combien ! Et la générosité qu’ils m’avaient témoignée était apparemment soumise à une autre condition, tacite : je devais coûte que coûte gagner certaines affaires. La corruption est devenue ma principale compétence en tant qu’avocat. […] 

Maintenant, même mes ennemis disent que je suis plus thaï que les Thaïlandais et si, à la cinquantaine, je suis en proie au dégoût de soi que les avocats dans mon genre ont besoin d’éprouver pour se convaincre qu’ils font encore partie de la famille humaine, eh bien, j’ai encore deux atouts dans la manche pour sauver mon âme. L’une est l’oncle Walter – ces derniers temps, je me suis mis à relire son journal et je l’ai même fait saisir sur Microsoft Word afin de pouvoir l’étudier au travail sans éveiller les soupçons de mes beaux-parents ; ils continuent de poster des espions et je suis presque sûr que ma deuxième secrétaire est payée par eux. Ma seconde source de consolation est Om.

Vous avez évidemment deviné que Om n’est pas ma femme. Exact. Ce n’est pas non plus l’une des prostituées surpayées qui travaillent dans le bordel excessivement cher où je dois aller tous les samedis soir avec mon beau-frère Niran, rituel destiné à resserrer les liens entre les hommes de la famille (c’est ça ou sniffer de la cocaïne avec le frère cadet ou encore me saouler comme un Polonais au whisky Mékong avec le plus jeune). Om est mon innocence, mon âme. Elle est entrée dans ma vie mystérieusement.

© John Burdett, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française

vendredi 1 juin 2012

Table des matières



Introduction, page 3

Autant en emporte l'Orient, John Burdett, page 11
L’inspecteur Zhang et le meurtre du gangster thaï, Stephen Leather, page 29
Mille et une nuits, Pico Iyer, page 71
Crâne-Coupé, Colin Cotterill, page 83
Dauphins S.A., Christopher G. Moore, page 103
Une femme libérée, Tew Bunnag, page 129
Hansum man, Timothy Hallinan , page 147
Le jour s’est levé…, Alex Kerr, page 169
La mort d’une légende, Dean Barrett, page 183
L'épée, Vasit Dejkunjorn, page 199
Bras de fer autour d'une glacière, Eric Stone, page 211
Canicule mortelle, Collin Piprell, page 229