Pico Iyer est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le mondialisme et le voyage, dont, traduits en français, Abandon, L’Homme global et Les Chemins du Dalaï-Lama. Presque inconnu en France, Iyer est un écrivain voyageur culte dans le monde anglo-saxon. Très prolifique, il signe un nombre incalculable d'articles, produits au rythme d'une dizaine par mois, aussi bien pour Time Magazine, New York Review of Books ou quelque revue bouddhiste.
Dans cette nouvelle, intrigante, parfois déconcertante, d'un onirisme frôlant la fantasmagorie, l'auteur continue à bousculer nos idées reçues. Un Anglais, veuf depuis peu, écrit un email à sa soeur, d'un cybercafé de Bangkok où il s'est échoué sans trop savoir pourquoi. Cet outsider, à la dérive entre son ancienne vie à jamais perdue et une nouvelle, qui n'est encore qu'un mirage lointain, raconte les circonstances de sa rencontre avec deux étranges créatures dans un quartier chaud et ce qu'il en advint.
© Lisa J Andrews www.lisajandrews.com |
Extrait :
En outre, j'étais en plein décalage horaire, arpentant inlassablement les rues après la tombée du jour et me mettant en quête de déjeuner à 3 heures du matin. Tout me semblait étrange et bizarre, comme si, disons, je ne voyais pas les lumières mais seulement leurs reflets dans les flaques. Tout était nébuleux, chatoyant, miroitant : si je me regardais dans une vitrine, je ne reconnaissais pas l'image qu'elle me renvoyait. C'était comme si j'avais laissé mon moi ordinaire et coutumier en Angleterre, et qu’une sorte de silhouette ou de reproduction prenait ma place, sans toucher terre, en apesanteur, dans un état second.
[…]
Dehors, dans la rue, des grappes de filles se refaisaient une beauté, leurs cheveux de soie leur tombant sur le dos en longues flammes noires, au-dessus d’une culotte en peau de léopard, couronnant des jambes faites au moule et montées sur talons aiguilles. La panoplie intégrale.
Elles trottinaient d'un bout à l'autre de la rue, s'amusant follement, entrant à l'occasion dans une salle de billard aux lumières pourpres, ou bien dans un de ces bars ouverts donnant sur la rue ; un jour, l'une d'elles vint se planter devant moi, alors que j'étais assis en train de manger à la terrasse d'un restaurant. Elle me regarda fixement, moitié boudeuse, moitié enjôleuse :
« D’où venez-vous, monsieur, puis-je vous être utile ?
— Non, je tue le temps, tout simplement.
Je dus paraître un peu stupide, mais ne sus que répondre d'autre.
— Vous ne voulez pas une fille ?
Elle n'aurait pu être plus directe.
— Non merci, je suis ici pour affaires.
— Moi aussi, dit-elle, bizness, et elle éclata d’un rire gras. Le bizness, le plaisir, c'est la même chose. Si vous êtes gentil, je vous ferai passer un bon moment.
— Je crois aussi, répondis-je. Demain, peut-être.
— Demain, répéta-t-elle, comme si nous avions échangé une blague salace.
— Vous pas aller avec elle ? demanda le serveur, la voyant repartir.
— Non, moi pas aller, dis-je, me surprenant à imiter leur langage petit-nègre. »
Je regardai autour de moi et me rendis compte tout d'un coup que je n'avais jamais vu autant de belles femmes au même endroit ; en observant de façon plus précise, je compris pourquoi elles étaient si belles. Elles n'étaient pas réelles.
© Pico Iyer, 2011
© Éditions GOPE, 2012, pour la version française
Coup de projecteur sur le traducteur :
Raymond Vergé est titulaire d’une licence de hindi obtenue à l’INALCO en 1992. Agent de maîtrise, puis cadre dans une compagnie d’assistance, il s’expatrie en Thaïlande en 1997. Pigiste aux magazines Gavroche et au Paris-Phuket, il alimente régulièrement le contenu de blogs dédiés au Pays du Sourire :
– thailande-fauxreveur.blog4ever.com
– vignettesdethailande.blog4ever.com
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